• Fleur de nuit (2012)

    «La nuit noire rend fantomatiques les formes et les contours des arbres décharnés. La lune est encore haute et baigne la canopée d’une lumière laiteuse. Le silence est total mis à part le craquement sec des feuilles mortes qui tourbillonnent au gré des caprices du vent. Pieds nus une jeune fille aux cheveux d’argent court à perdre haleine au cœur de la forêt dont l’obscurité estompe les couleurs et les ombres en une seule entité floue et gigantesque. Elle se dissimule derrière un chêne centenaire pour reprendre son souffle. Elle doit fuir, peu importe le lieu pourvu que personne ne la retrouve… »

  • «La nuit noire rend fantomatiques les formes et les contours des arbres décharnés. La lune est encore haute et baigne la canopée d’une lumière laiteuse. Le silence est total mis à part le craquement sec des feuilles mortes qui tourbillonnent au gré des caprices du vent. Pieds nus une jeune fille aux cheveux d’argent court à perdre haleine au cœur de la forêt dont l’obscurité estompe les couleurs et les ombres en une seule entité floue et gigantesque. Elle se dissimule derrière un chêne centenaire pour reprendre son souffle. Elle doit fuir, peu importe le lieu pourvu que personne ne la retrouve… »

      -Mademoiselle de Servian !  Louise se réveilla en sursaut, le dos trempé de sueur. Elle réalisa que tous ses camarades la fixaient avec inquiétude. Des gloussements fusèrent. Elle leva les yeux vers Madame Rosenberg sa professeure de maths qui la toisait avec condescendance, les bras croisés : 
    - Excusez moi Madame je… 
    - Vous n’êtes pas excusable pour ce manquement latent à vos devoirs de déléguée de classe Louise. En tant que telle vous représentez la terminale ES a dans son entièreté et la moindre des obligations qui vous incombent est de montrer l’exemple. 
    Louise poussa discrètement un imperceptible soupir las : elle ne pouvait pas nier qu’elle rêvassait quelques minutes auparavant mais cela se produisait la plupart du temps contre son gré dans des situations relativement embarrassantes. Au beau milieu d’un devoir surveillé d’économie qui était pourtant sa matière de prédilection. Pas plus tard que la veille lorsqu’elle s’était évanouie dans le métro. Quand elle était en pleine conversation avec Charles son futur fiancé le fils d’un riche aristocrate dans les élégantes réceptions que donnaient ses parents chaque mois. 
    - Nous allons accueillir un nouvel élève et j’attends beaucoup de vous pour ne pas ternir à ses yeux l’image de notre cher lycée. Il devrait arriver d’une minute à l’autre à présent.  Tous les regards se focalisèrent sur la porte vitrée de la salle de cours. Les trente futurs bacheliers de la terminale ES a s’astreignirent à attendre la venue du nouvel élève dans un silence religieux.  Des bruits de pas feutrés résonnèrent dans le couloir.  Des mumures parcoururent l'assemblée: 
    « Je suis sûre qu’il ferait un bon parti » 
    « Pourvu que ses parents soient fortunés » 
    « Je suis curieuse de savoir là où il étudiait auparavant » 
    Le bruit de pas se rapprocha et finalement la porte coulissa. 
    - Bonjour, êtes vous Madame Rosenberg? prononça une voix aux intonations délicates. 
    - Elle même en effet. Vous devez être le nouvel élève, bienvenue parmi nous.


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  • Il entra et monta sur l’estrade. D’allure sportive il était privilégié par la nature. Mi longs ses cheveux châtain doré retombaient le long de ses épaules. Ses yeux gris-verts scrutaient froidement l’assemblée comme s’ils cherchaient quelqu’un. 
    - Avant tout je tiens à vous remercier pour avoir accepté de m’accueillir dans votre classe Madame Rosenberg, c’est un honneur de vous rencontrer. 
    « Il en fait un peu trop là » pensa Louise en son for intérieur. 
    - Vous manquez à tous vos devoirs de courtoisie Mademoiselle de Servian, commenta Madame Rosenberg. 
    - Ah… désolée, fit la jeune fille en se levant le visage en feu. Au nom de toute la terminale ES a je te souhaite la bienvenue. Comment t’appelles tu ? 
    Le nouveau la dévisagea de la tête aux pieds et esquissa un sourire : 
    - Mes hommages mademoiselle la déléguée, je suis Nathanaël Lambert. Vous pouvez m’appeler Nat ou Nathan par commodité. 
    Louise blêmit. « Lambert » : ce nom lui semblait familier mais elle n’aurait su dire pourquoi. Toutefois elle se ressaisit par politesse et se composa un sourire jovial :
    - Enchantée Nathanaël. Je m’appelle Louise de Servian et je ferais en sorte que ton année parmi nous se passe au mieux. Si tu as des questions ou des incompréhensions n’hésite pas à m’en faire part, je serais toujours prête à t’aider. Au fait il faut que tu me donnes tes coordonnées pour que je les inscrive dans la liste de contacts de la classe.… Pourquoi tu me regardes bizarrement ? 
    - Je suis à la recherche d’une certaine Esther Lambert. 
    A l’énonciation de ce nom le cœur de Louise manqua un battement comme si elle avait reçu un coup de poing dans le ventre. Les yeux mi clos elle se remémora l’image de la jeune fille aux cheveux d’argent qui hantait ses rêves et réalisa qu’elle pourrait être Esther Lambert. Sa conscience s’évapora comme un lambeau de brouillard.  
    Louise cligna des yeux, aveuglée par la lumière qui se déversait autour d’elle dans toutes les directions. A la pendule de l’infirmerie il était dix huit heures. Sa vision était encore floue mais elle distinguait des visages autour d’elle. A sa droite Madame Rosenberg qui lisait un traité de mathématiques. A sa gauche… Nathanaël qui lui portait un regard bienveillant. Elle se massa les tempes pour soulager une migraine en passe de s’emparer de son crâne et se redressa sur son séant : 
    - Qu’est ce qui s’est passé ? demanda-t-elle. 
    Nathanaël baissa les yeux et attendit que Madame Rosenberg parle la première : 
    - Vous vous êtes évanouie, déclara sèchement celle ci. Qu’est ce qui vous arrive ? Vous qui étiez une élève exemplaire et épanouie auparavant … 
    - Navrée, je ne le sais pas moi-même. 
    - Si vous ne vous sentez pas bien dans votre peau la psychologue scolaire est là pour vous épauler. 
    Louise haussa les épaules et observa Nathanaël à la dérobée. Depuis son réveil il se comportait bizarrement, muré dans le silence. Elle voulut en savoir plus sur la dénommée Esther qu’il avait évoqué mais il ne lui en laissa pas l’occasion en se levant pour partir. Elle voulut le retenir mais il quitta précipitamment l’infirmerie.  
    Une fois dehors Nathanaël alluma son téléphone et composa le numéro de sa mère. Elle décrocha à la première sonnerie : 
    - Bonsoir mon trésor. Alors comment s’est passée ta première journée ? 
    Nathanaël déglutit ne sachant que répondre : 
    - Pourquoi m’as tu inscrit dans un lycée de bourges ? Clairement je n’ai pas ma place là bas ! S’ils découvrent que je ne suis pas de leur milieu qui sait si je ne deviendrais pas leur sujet de moquerie favori. 
    - Contente toi de faire de ton mieux pour l’instant. As tu déjà fait de nouvelles rencontres ? 
    - J’ai fait connaissance avec une fille, la déléguée de classe en fait. 
    - C’est un bon début, tu as pensé à lui demander ses coordonnées ? 
    - Elle s’appelle Louise de Servian. Elle doit probablement habiter dans le 16e. - Tu ne  peux pas savoir si tu ne lui as pas demandé. 
    - Elle est sympathique mais aussi un peu étrange donc je n’ose pas l’aborder davantage. 
    - Ne sois pas timide voyons ! Si aucun de vous ne fait le premier pas vous aurez sûrement des regrets plus tard. 
    Nathanaël avala sa salive et regarda autour de lui pour s’assurer que personne ne l’épiait : - Là n’est pas le cœur de la question. Elle est de santé fragile et semble ne pas avoir eu une enfance facile et toute tracée… Je vais te laisser la voilà qui sort avec la prof principale. A tout à l’heure. 
    - Sois à la maison avant vingt heures pour le dîner, à tout à l’heure. 
    Nathanaël confirma et raccrocha. Madame Rosenberg marcha jusqu’à lui : 
    - Vous transmettrez mes respects à votre mère j’aimerais m’entretenir en privé avec elle. Mes disponibilités seront les siennes. 
    - Je n’y manquerais pas, répondit le jeune homme avec courtoisie. 
    Il s’apprêtait à partir en lui souhaitant une agréable soirée lorsque Madame Rosenberg ajouta : 
    - Par ailleurs, auriez vous l’obligeance de raccompagner Mademoiselle de Servian chez elle ? 
    - Euh… bien sûr mais … 
    Madame Rosenberg considéra cette réponse abstraite comme un oui et s’éclipsa. La situation devint embarrassante pour Nathanaël qui se retrouva seul en compagnie de Louise devant le proche du lycée. 
    - Je ne t’y oblige pas si tu habites à l’autre bout de Paris Nathanaël, proposa Louise avec un sourire. 
    - Madame Rosenberg a raison, s’il t’arrivait quelque chose … 
    - Ne t’en fais pas, tout ira bien. J’habite seulement à quelques stations de métro d’ici. Nathanaël acquiesça mollement : la nuit commençait à tomber et il sentit une angoisse sourde poindre en lui comme si quelque chose de grave allait se produire sous peu. Louise alluma une cigarette en l’étudiant longuement du regard : 
    - Qui est Esther ? osa t-elle lui demander en tirant une bouffée. 
    - C’est une histoire qui serait invraisemblablement longue et compliquée à expliquer entre deux trottoirs. Je ne voudrais pas te voir impliquée dans mes problèmes. 
    -  Tes problèmes sont mes problèmes. 
    - Ne dis pas ça, on se connaît à peine. Tu ne sais pas de quoi tu parles … 
    - Je suppose que oui mais je sens qu’on est plus ou moins liés par un secret. Du moins c’est l’impression que tu me donnes. 
    - Admettons, fit Nathanaël avec une moue dubitative. Bref… Si tu ne cours aucun danger alors je devrais y aller, à demain. 
    - Oui tu peux rentrer chez toi sans inquiétude, à demain. 
    Ils se séparèrent à l’angle du boulevard en prenant des directions opposées.  

    Les réverbères s’allumèrent un à un au fur et à mesure où Nathanaël marchait le long du boulevard projetant à intervalles réguliers des ombres rectilignes le long de la chaussée. Les façades des immeubles s’esquissaient en demi teintes dans le clair obscur ambiant projetant le tracé frémissant de quelques feuilles de platanes égarés en ombre chinoise. Mi octobre la nuit était exceptionnellement douce. Une certaine magie émanait de cette atmosphère à la fois étrange et voluptueuse. Nathanaël se sentait flotter en apesanteur, comme si ses pieds effleuraient à peine le sol. Devenue chatoyante la lumière des réverbères embellissait chaque recoin, même les plus obscurs et les plus mystérieux. Dans un état second Nathanaël ne réalisa pas qu’il continuait à marcher, tout droit, tout seul, sans s’arrêter, sans savoir où il allait. Cet état de grâce dura cinq minutes. Il se figea lorsqu’il réalisa qu’il s’était perdu,  au milieu de nulle part.


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  •  Les formes et les contours se dissipèrent dans un brouillard épais et opaque. Le soleil couchant perçait à peine à travers les nuages. L’obscurité l’absorba peu à peu et il se retrouva seul, coupé du monde au cœur du néant, dans le noir absolu. Libéré de la pesanteur il flottait hors de l’espace et du temps, en position fœtale les genoux remontés contre la poitrine. Glaciale son enveloppe charnelle lui pesait : il ferma les yeux et s’imagina qu’il était un oiseau, tel l’albatros sans attaches qui sillonne les cieux mais jamais ne se pose. Mais soudain ce doux rêve vola en éclats aspiré par l’abîme impénétrable qui s’ouvrit sous ses pieds : tel Icare déchu, il tomba encore et encore dans une chute sans fin…   
    Depuis les profondeurs des abysses quelque chose étincelait comme une pierre précieuse. Il accueillit à bras ouverts cette timide lueur d’espoir comme son ultime rédemption. Un vent doux comme une plume se leva et le porta dans ses bras invisibles loin des abysses. Le visage baigné de lumière, il s’offrit tout entier à la torpeur qui envahissait ses membres Une voix lui parvenait de loin comme si les sons résonnaient derrière une vitre. Une larme cristalline oscilla le long de sa joue, solitaire vagabonde. 
    - Esther… murmura t il dans son sommeil.

    Tout se découpait en noir et blanc autour de lui. Le noir de la nuit. Le blanc laiteux de la pleine lune. Le noir d’un lieu plongé dans l’obscurité. Le blanc des murs d’une chambre d’hôpital. ; Il perçut le monde sous un nouveau jour tandis que sa vision encore floue faisait la mise au point. Déboussolé il  lui suffit néanmoins d’un regard circulaire pour analyser d’un coup d’œil sa situation actuelle. Mais il lui aurait été bien impossible de déterminer quand, pourquoi et comment il s’était retrouvé alité dans un lit d’hôpital le corps bardé de perfusions et d’électrodes Une heure du matin à l’horloge en face de lui, unique ornement du mur ascète de sa demeure temporaire. Les paupières lourdes il se coula dans un profond sommeil sans rêves.   
    A l’aube les premiers rayons du soleil le réveillèrent alors que le ciel se teintait encore de bleu outremer et d’orange vermillon. Il se redressa et appuya sur l’interrupteur de la veilleuse au dessus de lui. La petite lampe murale dispensait une lumière laiteuse et blafarde mais cela le ramena à la réalité : il réalisa qu’il n’avait pas rêvé et qu’il se trouvait effectivement à l’hôpital. Il sollicitait encore trop longtemps ses muscles et se rallongea. Il tenta de remettre ses idées en ordre pour comprendre ce qui lui était arrivé. Il se souvenait avoir parlé avec Louise la veille au soir vers dix neuf heures, l’avoir quittée devant le porche du lycée puis avoir cherché une station de bus le long du boulevard. Après plus rien. Il retourna sa mémoire sens dessus dessous pour trouver un indice mais rien ne lui revint à l’esprit. Soudain la porte coulissa l’interrompant dans son monologue intérieur. Il fut à peine surpris de voir sa mère apparaître dans l’embrasure une tasse de café tiède et une pomme à la main. 
    - Dieu soit loué, tu es réveillé ! Comment te sens tu ? elle s’enquit avec douceur. 
    - Bien je suppose si je suis sain et sauf, mais qu’est ce qui m’est arrivé ? Je ne me souviens de rien, il répondit honnêtement. 
    Sa mère hésita à répondre. C’était aussi bien si sa mémoire avait déjà oublié cet épisode traumatisant. Néanmoins il  était impossible de nier en bloc tout ce qui s’était produit la nuit précédente. 
    - C’est un peu délicat à expliquer mais je vais essayer de tout reconstituer depuis le début sans prendre de détours. Lorsque le téléphone a sonné vers vingt heure je venais à peine de finir la préparation du dîner et je m’apprêtais à t’appeler pour te passer un savon mémorable. Mais ce n’était pas toi au bout du fil lorsque j’ai décroché. C’était ta camarade de classe, Louise de Servian, dont tu m’avais parlé un peu plus tôt dans la soirée. Elle voulait savoir si tu étais bien rentré puisqu’elle n’avait pas pu te joindre directement et je lui ai répondu que non. Je n’ai pas réalisé sur le moment qu’il t’était peut être arrivé quelque chose de grave… 
    Sa voix faiblit car les faits devenaient à partir de là difficiles et douloureux à verbaliser. Cependant elle prit son courage à deux mains et continua son récit : 
    - … Elle m’a confié qu’elle avait eu un mauvais pressentiment qui l’avait taraudée tout le chemin jusqu’à chez elle et qu’elle s’était sentie coupable de t’avoir abandonné. Je l’ai rassurée en lui demandant de ne pas s’inquiéter et en promettant que tu la rappellerais dès ton retour puis j’ai raccroché. Il était vingt heures quinze. J’ai mis la table, j’ai fait réchauffer le dîner et j’ai attendu en lisant un magazine. Les minutes ont passé lentement puis les heures. Je t’ai appelé plusieurs fois et tu ne répondais pas. Les sonneries qui s’égrenaient interminablement sont devenus une berceuse effrayante qui m’a tenue en apnée jusqu’à ce que quelqu’un décroche. Mon soulagement a été bref car ce n’était pas ta voix. Tu devines la suite, n’est ce pas ? Nathanaël acquiesça en silence et esquissa un pâle sourire : 
    - Mais l’essentiel est que je sois vivant. C’est tout ce qui compte… 
    - Mais qu’est qui t’a pris ?! Tu ne bois pas, tu ne fumes pas, tu ne te drogues pas alors explique toi ! Cria sa mère, lui coupant la parole. 
    - Maman s’il te plaît, on est dans un hôpital ! Je ne pourrais pas trop expliquer ce qui s’est passé mais tout ce que je sais, c’est que le monde m’a soudain paru différent et que ma perception des choses et des couleurs a été chamboulée, entre rêve et réalité. - En l’état actuel des choses, reviens sur terre. C’est la première fois que cela t’arrive ? - Je ne sais pas. C’est un phénomène inexplicable sur lequel je n’ai aucun contrôle. Je serais incapable de décrire le sentiment de plénitude que j’ai ressenti avec des mots. Sa mère haussa les épaules et posa sur le meuble de chevet le café et le fruit qui lui tiendraient office de petit déjeuner : 
    - Prends ton petit déjeuner cela va te faire du bien. Repose toi autant que tu en auras besoin, je téléphonerais à Louise pour qu’elle vienne te porter tes devoirs après les cours. 
    Elle l’embrassa sur le front et remit en place ses couvertures : 
    - Tu es mon seul enfant, je ne veux pas te perdre. 
    Elle éteignit la veilleuse et quitta discrètement la pièce. Derrière ses paupières closes Nathanaël entrevit l’image flottante d’un paysage nocturne incertain dessiné en clair obscur par des lueurs orangées en mouvement. N’était ce qu’un rêve  ou une seconde réalité qu’il lui fallait apprivoiser ?


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  • Nathanaël revint au lycée le lundi suivant, un bras dans le plâtre. Lorsqu’il arriva en cours d’histoire à quatorze heures, un attroupement de jeunes filles en fleur accoururent vers lui pour demander de ses nouvelles mais il les écarta d’un geste diligent pour déposer ses affaires sur la table adjacente à celle de Louise. Occupée à remplir le cahier d’appel celle ci réalisa avec une seconde de retard que toutes les autres filles de la classe la dévisageaient avec des fusils dans les yeux.
     - Salut, lança Nathanaël en s’asseyant. 
    - Ah… bonjour, soulagée de te revoir parmi nous, répondit Louise en fouillant dans son sac. 
    Elle en extirpa une chemise cartonnée qu’elle lui tendit : 
    - C’est pour toi, je t’ai photocopié tous les cours de la semaine. 
    Nathanaël s’en saisit en la remerciant. La tension était à son paroxysme. Leur professeur d’histoire-géographie, Monsieur Romulus, arriva sur ces entrefaites et tout le monde s’empressa de regagner sa chaise dans un silence absolu. Il laissa cinq minutes à ses élèves pour sortir leurs affaires et cesser de bavarder, le temps de les compter rapidement: 
    - Bien, apparemment personne ne manque à l’appel. Avant de commencer je dois vous informer que vous allez me préparer des exposés sur les mouvements artistiques à travers l’histoire pour la semaine prochaine. Vous travaillerez par binômes. Votre temps de parole n’excédera pas dix minutes pour que vous puissiez tous passer à l’oral au cours de la semaine. 
    Quelques protestataires se manifestèrent arguant de l’approche des examens et de la surcharge de travail que cela impliquait. Monsieur Romulus les fit taire en leur signalant qu’ils écoperaient d’un zéro pointé si le travail était bâclé ou non réalisé. Il était notoire que Louise obtenait les meilleures notes dans toutes les matières, par conséquent était profondément jalousé celui ou celle qui faisait équipe avec elle dans le cadre des travaux de groupe. Naturellement les binômes se formèrent par affinité : si bien que ne connaissant personne, de près ou de loin excepté Louise, Nathanaël ne trouva pas de partenaire. 
    - Vous avez tous été nouvel élève un jour, quel groupe aurait l’obligeance d’accueillir une troisième personne ? demanda Monsieur Romulus. Je ne commencerais pas le cours tant que Nathanaël sera sans groupe de travail alors prenez vite une décision. Aucune main ne se leva. Nathanaël baissa les yeux en regardant le sol : il aurait voulu rentrer sous terre pour échapper aux regards moqueurs qui pesèrent sur sa nuque. Soudain le monde parut se dissoudre autour de lui ses contours devenus vaguelettes dansant et ondoyant comme le cours d’une rivière.
    « Pourquoi ici et maintenant ? » songea t il avec angoisse en relevant la tête. Les bruits extérieurs étaient désormais déformés et assourdissants. Ils paraissaient résonner depuis le rivage de l’autre côté d’une cascade. Isolé au plus profond de lui même il voyait son professeur et ses camarades se mouvoir au ralenti avec une grâce aquatique. C’était une sensation agréable et apaisante que de flotter sous la surface dans le calme absolu. Avant de sombrer il vit les lèvres de Louise bouger : elle essayait de lui dire quelque chose mais les mots s’éparpillaient au gré du courant : 
    « Reviens parmi nous Nathanaël ! » En écho à cette injonction une force invisible le souleva et le propulsa vers la surface. La tête maintenue à l’air libre il toussa, respira profondément, ouvrit les yeux.   Sa première pensée fut qu’il se trouvait toujours en cours d’histoire et qu’il devait désormais passer pour un imbécile, ou pire un fou, aux yeux de tous. Il lui fallait absolument modérer ses émotions afin de maîtriser cette étrange faculté qui le coupait momentanément du monde. Son embarras s’amplifia lorsqu’il réalisa qu’il enlaçait Louise. Les joues écarlates il s’écarta d’elle en secouant négativement la tête : 
    - Ce… ce n’est pas ce que vous croyez ! 
    Le regard grave, Monsieur Romulus croyait seulement ce qu’il voyait. Or le comportement de Nathanaël était inapproprié et impardonnable :
     - Mademoiselle de Servian veuillez l’accompagner jusqu’au bureau de Monsieur le directeur. Assurez vous qu’il passera devant le conseil de discipline. 
    Nathanaël voulut objecter mais Louise le prit doucement par l’épaule et l’entraîna dans le couloir. 
    - Je te demande pardon Louise… Je ne voulais pas… 
    - Je ne suis pas en colère contre toi. Tu dois me dire toute la vérité maintenant. 
    - Que veux tu savoir ? 
    - Ressens tu cette force invisible qui te ramène à la réalité à chaque fois que tu fais une crise ? 
    - Je ne vois pas de quoi tu parles. 
    - Tu vas encore me prendre pour une folle mais je vais t’avouer quelque chose. Si tu as la faculté de percevoir la véritable nature des choses, moi aussi je possède un talent surnaturel qui se manifeste lorsque je te sais ou que je te sens en danger. Je n’ai jamais ressenti un tel sentiment d’attachement pour quiconque. Mais attention tu ne dois pas considérer que tu peux te reposer sur moi comme si j’étais ton ange gardien. Reste conscient que je ne serais pas toujours là pour te porter secours à tout moment. Louise avait dit cela sur un ton sérieux. Nathanaël estima que le temps des explications était venu:
    - Retrouve moi après les cours  devant le porche. On rentrera ensemble, je te révélerais tout ce que tu veux savoir. Tu es tout à fait en droit d’exiger de moi des explications puisque depuis mon arrivée il ne se produit que des choses étranges et inexplicables. 
    - Pourquoi on ne pourrait pas en parler maintenant ? Je m’en fiche de sécher le cours de Monsieur Romulus, ce n’est pas un écart de conduite aussi insignifiant qui va m’empêcher dé décrocher une mention au bac. 
    - Je ne vais pas t’empêcher de travailler, toi la première tu sais combien cet examen est important pour espérer accéder aux études supérieures. Retourne en cours. 
    - A quoi bon ? Je suis prête à marier : dès que je serais bachelière ce ne sera pas pour mettre les pieds dans une université prestigieuse mais pour faire tout juste suffisamment d’études pour être cultivée et avoir de la conversation. 
    - C’est faux, tu vaux sûrement mieux que de devenir une épouse modèle. 
    - Je n’en suis pas si sûre, regarde la vie que je mène : je fais toujours en sorte d’être une jeune fille exemplaire pour plaire aux autres et tout ceci finit par être d’un mortel ennui. 
    - Je ne prétends pas comprendre ce que tu ressens mais j’admets que cela doit être parfois un rôle social difficile à assumer en toutes circonstances. Malgré tout je ne veux pas te causer davantage d’ennuis : tu devrais retourner en cours pendant qu’il en est encore temps. 
    - C’est vraiment parce que tu me le demandes, soupira Louise avec lassitude. On se voit tout à l’heure, à plus tard. 
    - Oui, à plus tard.

    Le ciel était gris et nuageux. Parées de leurs flamboyantes couleurs automnales les feuilles tourbillonnaient au gré des caprices du vent, nimbant la pelouse fatiguée de la cour d’un camaïeu de couleurs chaudes allant du rouge écarlate au jaune orangé. Nathanaël remonta le col de sa veste et s’assit à l’abri du patio pour contempler ce petit spectacle de nature. Il s’imagina être une de ces feuilles sans lendemain, libres comme l’air, décorées de reflets dorés, tournoyant inlassablement vers le ciel. Une profonde tristesse l’oppressa mais il ne savait pas pleurer. Il se contenta de se mettre dans la position de celui qui médite sur lui même sans savoir quelle direction prendre.
    Ce n’était pas sa première crise mais habituellement cela ne lui arrivait pas en public. Personne ne le croyait quand il expliquait qu’il se retrouvait coupé de toute forme de réalité dans ces moments là. La plupart des gens lui riaient au nez en le traitant de menteur voire de timbré. Cette faculté hors du commun s’était manifestée pour la première fois à l’occasion d’une sortie au musée avec ses camarades de seconde. Il avait eu la révélation au détour d’une petite salle sombre jugée sans intérêt par consensus de la majorité de la classe. Il était resté en longue contemplation devant ce tableau et se retrouva seul, en marge du groupe. Cette oeuvre était une reproduction du célèbre tableau « Le voyageur » peint par Caspar David Friedrich. Il ne pouvait en détacher ni son regard ni son attention, intrigué par ce voyageur solitaire peint de dos qui faisait face à une mer de nuages symbolisant l’infini. Son choc esthétique avait été tellement absorbant qu’il s’était senti rentrer à l’intérieur du tableau en s’identifiant à ce personnage allégorique de l’artiste. Lui qui ne s’était jamais intéressé à la peinture et à l’art en général en dehors des cours auxquels il se forçait presque d’assister au collège déclara à son retour le soir même qu’il allait devenir peintre. Mais cela fut plus facile à dire qu’à mettre en œuvre et de loin car il ne possédait encore à ce jour aucun talent pour les matières artistiques ce qui l’amena à penser qu’une fois de plus il avait été stupide de faire des choix en l’air, comme toujours. 
    Sa scolarité continua comme elle avait commencé, banale et sans intérêt jusqu’à cette matinée de juin qui bouleversa sa vie et chamboula tous ses repères. Le jour de son dix huitième anniversaire il apprit qu’il avait une sœur jumelle qui s’appelait Esther et qu’il avait connue peu de temps alors qu’il n’avait pas quitté le berceau. En cause le divorce précipité de ses  parents peu après la naissance des jumeaux. Cela remit complètement en question l’équilibre fragile sur lequel il s’était construit et il ne songea plus qu’à partir à la recherche d’Esther comme s’il cherchait à retrouver son âme sœur. Ce fut une quête vaine de deux ans d’où il ressortit épuisé physiquement comme émotionnellement. Sa sensibilité à fleur de peau avait fait rejaillir le même sentiment de plénitude qu’il avait éprouvé devant le tableau de Friedrich mais sous une forme étrange et indomptable. Il ne savait plus si en cherchant Esther, il cherchait une sœur ou une muse.
    Le tintement de la cloche coupa court à ses méditations, déjà soixante minutes s’étaient écoulées et quelques élèves sortirent prendre cinq minutes de pause dehors. Une gifle le cueillit par surprise au niveau de la mâchoire : 
    - Alors le nouveau, t’as fait plus que connaissance avec la déléguée de classe on dirait! Nathanaël releva la tête en se massant la joue. Un adolescent goguenard était penché au dessus de lui, le surplombant de toute sa hauteur : 
    - Moi c’est Geoffroy, je suis le frère cadet de Charles le futur fiancé de Louise. Autant dire que si tu ne lui présentes pas des excuses dignes de ce nom immédiatement, je peux faire en sorte que tu aies de très gros ennuis ! 
    - Je… je m’appelle Nathanaël. Je n’ai rien fait de mal, c’est juste que… 
    - Répète un peu pour voir. Sinon je te conseille vivement de lui demander pardon comme il se doit et l’affaire sera classée. 
    - Je refuse. 
    - N’importe qui serait bien stupide d’être giflé et de tendre l’autre joue. Tu le feras. 
    - Je refuse, répéta Nathanael.
    Il se leva pour se trouver à hauteur égale avec Geoffroy et ajouta: 
    - Quel manque d'éducation, on ne frappe pas un homme sans défense. 
    - Ne te cherche pas d’excuses! 
    L’ambiance était électrique être les belligérants campés face à face en position d'attaque. Soudain la voix de Louise trancha l’air : 
    - Qu’est ce qui se passe ici ? 
    Geoffroy et Nathanaël pivotèrent vers elle d’un même mouvement :
    - C’est à dire que… commença Nathanaël interrompu par Geoffroy qui le força à s’agenouiller. L'adolescent essaya de résister mais ses genoux fléchirent et il tomba aux pieds de la jeune fille. Autour d’eux tous les élèves se figèrent, choqués. Front contre terre il ne pouvait plus s’enfuir : 
    - Je te demande pardon, hoqueta-t-il entre ses dents serrées. 
    Furieuse Louise ne répondit pas. Elle lui fit signe de se relever  en fusillant Geoffroy du regard: 
    - Si tu te complais à l'humilier, il faudra d’abord me passer sur le corps! 
    Elle le protégea de ses bras sans quitter Geoffroy des yeux et conclut : 
    - Je crains que tu n’aies signé là ton arrêt de renvoi.
    Ne voyant pas ses élèves revenir en classe Monsieur Romulus sortit dans le but de les sermonner. Il resta sans voix lorsqu’il vit Louise prenant la défense de Nathanaël faire face belliqueusement à Geoffroy de Beaumarchais. Il aurait été convenable qu’elle prenne parti pour la cause du frère cadet de son futur fiancé mais les faits ne plaidaient pas en faveur des convenances. 
    L’irruption de ce Nathanaël Lambert dans son existence jusque là si rangée et si ordonnée l’avait changée du tout au tout : dorénavant elle n’était plus la même. Il prit note d'en toucher deux mots à Monsieur et Madame de Servian afin que l’incident survenu plus tôt soit réglé à l’amiable et ne fasse pas de remous. Les hautes sphères de l'établissement n’apprécieraient guère d'avoir bruit que certaines pratiques de bizutage avaient cours dans l'enceinte du lycée encore aujourd'hui, quel qu’en soit les motivations. Il préféra s’en tenir aux faits de la cause et pria ses élèves de regagner la salle de classe séance tenante. Quant à Nathanaël il lui donna son sac et l’envoya en permanence en lui donnant un sujet de dissertation à lui rendre sous forme de plan détaillé à la fin de l’heure.
    D’ordinaire cet incident serait resté sans conséquences dès lors qu’un arrangement à l’amiable aurait été conclu entre les protagonistes mais Louise veilla à ce qu’il en fût autrement. Sa judicieuse initiative fut d’enterrer la hache de guerre en conviant les principaux intéressés, à savoir elle même, Nathanaël, Geoffroy et Charles, à parlementer autour d’un thé à dix sept heures le lendemain.


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  • Les jeunes gens convinrent de se réunir à la terrasse du café de Flore. Charles venait tout juste de sortir d’un cours magistral d’histoire de l’art donc il aurait du retard. Geoffroy et Nathanaël se faisaient face en chiens de fusil. Louise pria pour que Charles arrive à temps pour empêcher les garçons de se déclarer la guerre. Celui ci finit par arriver un quart d’heure plus tard : 
    - Toutes mes excuses Louise, je n’ai pas pu arriver plus tôt  à cause de… 
    - Peu importe, l’important c’est que tu aies pu venir. Assieds toi, je veux qu’on mette les choses au clair. 
    Charles s’exécuta perplexe et  prit place en face de Louise. Celle ci regarda tour à tour les trois jeunes gens : 
    - Je vous ai fait venir tous les trois concernant l’incident d’hier pour calmer la situation au plus vite et comprendre ce qui s’est passé. 
    - Il n’y a rien à comprendre les faits parlent d’eux mêmes, Geoffroy objecta. Nathanaël a eu un comportement déplacé à ton encontre et il m’appartenait d’agir au nom de l’engagement que tu as pris avec mon frère. 
    - Qu’as tu à dire pour ta défense Nathanaël ? s’enquit Louise. 
    L'accusé resta silencieux. Il se sentait profondément humilié : comment se défendre alors que tous les faits jouaient en sa défaveur? Les forces étaient depuis le début inégales : c’était un combat perdu d’avance que d’espérer rallier quiconque à sa cause. Il remarqua que Charles l’étudiait du regard. Ce garçon prénommé Nathanaël avait le regard terne et glacial mais une étincelle clairvoyante animait par intermittence ses pupilles. Il avait les yeux de celui qui porte un regard différent et neuf sur le monde qui l’entoure, des yeux qui semblaient percevoir la nature véritable des choses. Il n’en laissait rien paraître de par son attitude contrite mais c’était un artiste qui s’ignorait lui même. Son talent transparaissait à travers le regard bienveillant qu'il portait sur le monde pour en apprécier la force et la beauté. 
    Mais qu’il désirât devenir ou non assouvir ses desseins, Nathanaël était contraint de se fondre dans un moule qui ne lui convenait pas, trop étroit pour lui permettre de déployer ses ailes à leur juste valeur. Il aurait voulu voler mais en était empêché, entravé par un mal-être innommé qui enchaînait son imagination débordante. Du moins était ce l’image d'un adolescent à deux visages en quête de lui-même qu’il renvoyait.L'intuition de Charles lui faisait rarement défaut. 
    - A priori je n’ai pas agi consciemment mais cela ne me dispense pas d’assumer mes actes. Je ne suis pas lâche et je n’essaierais pas de me défiler, Nathanaël déclara après un long moment d’hésitation. 
    Louise nota que Charles n’était pas encore intervenu et l’invita à prendre la parole. Celui ci but une gorgée de thé, savourant longuement le liquide ambré parfumé à la bergamote le temps de choisir ses mots : 
    - En toute franchise, cela me surprend que cet incident prenne des proportions démesurées. J’ai l’impression de revivre l’époque des vieilles mentalités où le respect de la morale faisait foi. Certes je ne remettrais pas en cause les bonnes mœurs, ou même l’institution du mariage, mais j'estime que les temps ont changé. Ceux où on condamnait les artistes pour outrage aux bonnes mœurs sont révolus. La liberté n’est pas l’apanage de l’anarchie, elle est avant tout source d’inspiration et élixir de vie pour le poète. Baudelaire avait raison lorsqu’il comparait l’artiste à l’albatros : quelle tristesse, quelle tragédie que de voir ce prince des nuées pourtant ailé et majestueux, infirme et maladroit quand il se pose ! On ne saurait que reconnaître dans cette allégorie le poète incompris et moqué au talent à la fois immense et méprisé ! Le véritable artiste n’est pas celui qui se borne à regarder avec ses yeux mais celui qui sait écouter son cœur : il en devient l’amoureux des vraies choses et des mots. Geoffroy en resta pantois, et se sentit idiot quand il réalisa qu’il était à cours d’arguments face au discours enflammé qu’avait tenu son frère. Louise ne pouvait qu’être admirative devant les prouesses oratoires de son futur époux. Nathanaël fut étonné et troublé de constater que Charles avait cerné aussi précisément et profondément son caractère sans même le connaître. Pouvait on aussi facilement lire en lui comme dans un livre ouvert ?

    Nathanaël s’assit au fond du bus qui le ramena chez lui, le visage dans les mains. Charles avait décelé la nature de son malaise avec une telle précision que d’être mis face à la vérité lui faisait encore davantage ressentir le poids de la culpabilité qui pesait sur ses épaules. Tous avaient cru en lui mais il était incapable de satisfaire leurs espoirs, de déployer ses ailes pour apprendre à voler plus haut. Toujours plus haut… 
    Les larmes coulèrent toutes seules, sans crier gare. Plusieurs passagers se retournèrent mais cela le laissa indifférent. Inutile de se cacher, inutile de nier. Sa mère lui ouvrit vingt minutes plus tard, il avait oublié ses clefs. Elle voulut s’enquérir de ce qui n’allait pas lorsqu’elle vit ses yeux gonflés mais il entra sans un  mot et  monta directement dans sa chambre. Il se jeta sur son lit et éclata en sanglots, la tête enfouie dans son oreiller. 
    Le sourire amical de Louise étincela derrière ses paupières fermées. Il se redressa et s’essuya les yeux d’un revers de la main. Il s’aspergea le visage d’eau glacée et s’assit à son bureau. Il préleva dans un tiroir une feuille vierge et un stylo et inscrivit en tête de page « Fleur de nuit ». Ce qu’il s’apprêtait à entreprendre serait mirobolant et fastidieux mais il estima qu’il était capable de le faire et de le mener à son terme. 
    Il ne s’accorda qu’un instant d’hésitation et commença à écrire. Les mots coulèrent de source. Il parla de ses doutes, de ses exploits et de ses défaites, de ses certitudes et de ses espoirs. Dix neuf heures. Vingt heures. Vingt et une heures. Les heures s’égrenaient, l’une après l’autre. Il écrivit dix, vingt, trente pages qui étaient autant de pétales de fleur. A vingt deux heures il posa son stylo, épuisé. Il se composa un sandwich avec ce qu’il trouva dans le frigo et but un verre de jus d’orange. Il revint dans sa chambre et éteignit sa lampe de travail. Il rangea les feuillets dans un classeur égaré qu’il intitula « Manuscrit » et alla se brosser les dents. 
    Il se déshabilla et contempla son reflet dans le miroir en revêtant son pyjama. Il était de carrure solide mais ne s’était jamais senti aussi nu et fragile. Pensif, il se glissa sous les couvertures et s’endormit aussitôt.   

    Le lendemain il arriva au lycée en avance. Il se sentait confiant et ne craignait plus les railleries de ses camarades. Il ne prêta pas attention à Geoffroy qui ne se priva pas de  raconter d’un ton sarcastique à ses copains l’épisode du café. Dans l’ombre Louise veillait au grain : le premier qui se divertirait à attiser de nouveau les moqueries à l’encontre de Nathanaël risquait d’avoir affaire à elle. Bien au contraire celui-ci suscitait désormais l’indifférence générale. Les gens s’écartaient sur son passage lorsqu’ il traversait les couloirs. Il était mentionné dans les conversations comme un type bizarre et peu fréquentable. A l’heure du déjeuner il s’isola dans un coin sombre de la bibliothèque loin des regards pour continuer à écrire. Quiconque l’aurait surpris aurait cru qu’il travaillait studieusement. Il ne vit pas l’heure tourner et la reprise des cours à quatorze heures arriva plus tôt que prévu. Il partit en cours au pas de course et oublia son précieux classeur en bouclant son sac dans la précipitation.
    La bibliothécaire trouva un classeur égaré en remettant de l’ordre dans les rayons. Elle l’entrouvrit pour voir qui en était le propriétaire. Aucun nom n’était inscrit à l’intérieur. Il contenait une quarantaine de pages manuscrites, calligraphiées d’une écriture fine et désordonnée comme si les mots avaient été jetés bruts avec spontanéité presque enfantine. Sa curiosité piquée au vif, elle lut les premières lignes:   « C’est l’histoire d’une graine qui germa et donna une fleur. Une fleur qui ne tardera pas à éclore au grand jour. Le talent d’un artiste qui s’ignore… »
    Le lycée organiserait pour la deuxième année consécutive un prix d’écriture qui constituait un réel tremplin pour les jeunes auteurs. Elle garda le classeur auprès d’elle au lieu de le déposer dans la caisse des objets trouvés et sourit en se demandant qui pouvait en être l’heureux propriétaire.


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