• - Le rez de chaussée et le premier étage ont  été réaménagés en salles communes. Les autres appartements accueillent les résidents permanents qui souhaitent avoir un espace à eux, la condition primordiale étant de le rénover par ses propres moyens.
    Phantom me précéda dans les méandres sinueux de la cage d'escalier, poussa une porte du pied m'invitant à entrer:
    - Bienvenue chez moi.
    Le studio composé d'une seule pièce était relativement étroit, proportionnellement impropre à la vie en couple. Décrépis, les murs étaient recouverts d'une vieille tapisserie molle ornementée de médaillons ringards représentant de vagues motifs floraux. Sentant encore la peinture fraîche les persiennes  demeuraient néanmoins hors d'âge dispensant peu de lumière, une lumière crue dont le halo courait jusqu'au milieu de la pièce.
    Le mobilier se faisait rare mais disposé avec goût afin de glaner autant d'espace que possible.
    Sous la fenêtre un fauteuil-coquille multicolore chiné chez un antiquaire féru de design basé dans le cossu Paris intra muros.
    Contre un mur un buffet vermoulu de style Art déco d'où dépassaient quelques vêtements et une bibliothèque de fabrication suédoise branlante supportant un savant équilibre de manuels scolaires, de livres et magazines hétéroclites, de CD mélangés pêle-mêle à une maigre collection de DVD.
    A l'opposé un matelas suffisamment large pour supporter deux personnes mais dont la seconde moitié servait de table de chevet improvisée.
    Près de la porte une patère en bois oriental soutenant une lourde sacoche.
    Enfin quelques étagères et des affiches de cinéma pour agrémenter les murs dénués de toute personnalité.
    - Cela fait deux ans que j'habite ici.
    Tirée de ma contemplation ébahie je pivotai sur mes talons, le sourcil levé:
    - Tu as eu le cran de fuguer?
    Il se rembrunit mais ne répondit pas comme à son habitude lorsque la question le concernait personnellement: Ce n'était plus un jeune adulte vigoureux qui me faisait face  mais un adolescent désorienté et sans repères aussi vulnérable qu'une flamme tremblotante.
    - J'ai besoin d'être seul un moment. Profites-en pour aller visiter les appartements encore disponibles.
    Je ne pouvais rien faire si ce n'était obtempérer ainsi je me retins d'insister davantage, m'éclipsai en refermant doucement la porte derrière moi.
    Je supportais de moins en moins sa réserve et sa froideur coutumières mais cela ne m'étonna guère qu'il refusât de se confier à moi, réellement il ne me connaissait que depuis peu.
    Il essayait de se comporter avec moi en bon ami pour me sortir de cette solitude forcée subie depuis si longtemps.
    Sans conviction je furetai parmi les étages en quête d'un hypothétique lieu de villégiature inoccupé où m'installer mais il n'y en avait aucun si ce n'était une chambre de bonne misérable coincée sous les toits qui me rappela confusément celle du foyer que j'avais occupée durant six ans.
    - T'es nouvelle?
    Je sursautai, me retournai vivement pour croiser le regard pétillant d'un grand gaillard roux  affublé de grands yeux noisette, à la carrure un peu ronde.
    - Oui...
    - Moi c'est Sol, bienvenue parmi nous. Tu t'appelles?
    - Luna. Saurais-tu s'il y a encore des appartements inutilisés?
    - Aucun à part cette coquille de noix logée dans les combles.
    - J'aurais rêvé mieux mais je vais quand même m'y installer.
    - Tu trouveras de quoi commencer les rénovations au premier étage, dans l'ancien local des boîtes aux lettres qui sert aujourd'hui à entreposer les matériaux de récupération.
    Dans un autre ordre d'idées, il faudra aussi penser à t'inscrire sur le planning des corvées ménagères car tout le monde doit mettre la main à la pâte pour que subsiste une bonne ambiance parmi les occupants du squat.
    Pour gagner de l'argent tu devras te débrouiller pour faire la manche afin d'en capitaliser les recettes.
    Bien sûr on ne fonctionne pas selon une logique libérale donc tu n'auras pas à moyenner finance pour satisfaire tes besoins les plus vitaux tels que manger ou s'habiller: notre initiative est pleinement soutenue par la plupart des associations d'aide aux sans-abri qui ont caché jusqu'à maintenant notre existence à la police.
    - Et il y a déjà eu une descente de police dans le quartier?
    - Jamais et s'il y a pu en avoir elles ne nous concernaient pas. On fait tout pour que le fragile équilibre sur lequel repose la survie du Radeau ne se brise pas comme une barque prise dans les vagues déchaînées car nous n'aurions alors nulle part où aller...
    On ferait mieux de redescendre maintenant, tout le monde doit déjà nous attendre au réfectoire il est presque midi.
    Son regard, rassurant et doux à la fois, m'envoûtait bien que je me rétractai lorsqu'il voulut m'embrasser.
    - Tu me trouves rapide en besogne? Pourtant tu es la plus jolie et la plus poétique des femmes parmi toutes celles qui ont croisé la route de mon coeur.
    Sa déclaration fut touchante et apaisa la douleur lancinante qui avait repris ses quartiers dans ma poitrine.
    J'étais déchirée entre plusieurs pulsions me jeter dans ses bras ou retrouver ceux - tendres et protecteurs - de Phantom, choisir entre un amour épicurien et un amour exclusif à la fois destructeur et passionnel.
    En fait j'aurais bien voulu concilier les deux mais cela était évidemment impossible.
     
    Sol me précéda dans les dédales et les recoins du Radeau pour mieux m'expliquer la disposition des lieux et comment m'y orienter.
    Mais lorsqu'on parvint à deux étages du hall il s'arrêta brusquement:
    - Je te laisse. Rejoins-moi près du porche me chuchota-t-il à l'oreille.
    Sans comprendre je le regardai s'éloigner furtivement.
    C'est alors qu'en tournant la tête j'avisai Phantom, affaissé contre la rampe d'escalier telle une bancale statue de sel prête à s'effondrer.
    Il pleurait.
    Sans jouer la comédie.
    Sans bruit.
    Comme des larmes retenues depuis si longtemps que le moindre des soulagements était de les faire sortir.
    Je me tins immobile et attendis.
    Giboulées sentimentales.
    Bruine printanière.
    Soleil derrière les nuages.
    Arc en ciel.
    Accalmie.
    - J'ai tant de regrets que ma vie entière ne pourrait suffire à réparer mes torts, m'avoua-t-il finalement, la gorge nouée.
    - Dis moi pourquoi mais tu es déjà tout pardonné.
    - Je me suis comporté comme un imbécile, distant, froid comme l'acier alors que je n'aurais pas dû: tu avais besoin d'une épaule amie pour te soutenir face à la perte impromptue de tous tes repères.
    Moi aussi je l'ai vécue cette solitude forcée, celle qui est amère où on se pense abandonné de tous.
    J'haussai les épaules, agacée:
    - J'ai appris à vivre avec. C'est stupide de t'inquiéter pour moi, j'ai les nerfs solides.
    Je battis en retraite le long de la cage d'escalier:
    - Les autres nous attendent au réfectoire.
    - Allons y.
    Je décelai dans sa voix au ton soudain abrupt et péremptoire un mélange de déception et de résignation.

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  • Après le déjeuner, je consacrais l'après midi à mener à bien mes travaux de rénovation, aidée de Phantom qui se révéla être bon bricoleur.
    Sol et les autres étaient partis zoner sur les bords de la Seine donc nous étions seuls dans l'édifice.
    Ce climat d'intimité ne m'était pas familier et j'étais profondément mal à l'aise, avec tous les efforts du monde pour ne pas le montrer.
    D'autant lus que les mots étaient inutiles, car chacun anticipait l'action de l'autre sur une simple intuition.
    A mes yeux tout devenait magnifique, d'une beauté simple. Une goutte d'eau qui roulait sa goutte le long d'une vitre ébréchée. Un fragment de fresque aux couleurs fatiguées au bas d'un mur décrépi.
    Une tache de rouille semblable à une fleur ouverte en corolle.
    Je m'émerveillais de rien et de tout à la fois.
    Je me sentis pousser des ailes tant j'avais le sentiment d'être revenue à la vie.
    Phantom s'apprêtait à se confier à moi à la faveur du crépuscule lorsque la bulle de bonheur qui nous entourait, protectrice et apaisante, vola en éclats. Le temps reprit son cours, la réalité revint au galop:
    - Y'a quelqu'un?
    Cette voix hautaine et haut perchée, je l'aurais reconnue entre toutes, elle hantait mes pensées les plus sombres: Clara.
    Phantom tiqua et posa une main amicale sur mon épaule en m'invitant à me réfugier dans ma chambre dans l'attente qu'il ait calmé, éventuellement résolu la situation.
    Tandis qu'il parlementait avec Clara, je ne pus m'empêcher d'écouter aux portes, tous les sens en alerte.
    Des bribes incompréhensibles me parvinrent, à son ton ferme voire agressif je devinais qu'ils se disputaient et que cela allait de mal e pis de minute en minute.
    Une heure plus tard, ce qui me parut une éternité au bas mot, il revint nerveux et gêné.
    - Tu devrais partir maintenant, avant que l'esclandre n'éclate. Clara s'installe au Radeau.
    - Pourquoi moi? m'indignais-je. Puisqu'il n'y a plus de studio disponible qu'elle aille s'installer ailleurs!
    Ce serait trop long à t'expliquer mais on ne se supporte plus suffisamment pour cohabiter dans la même chambre.
    - Et si je m'installe avec toi?
    - N'y pense pas, elle serait jalouse tellement tu l'insupportes.
    - Es tu toujours obligé de te référer à quelqu'un d'autre pour formuler une opinion ou légitimer une décision? Aie confiance en toi, si tu m'aimais vraiment tu ne te serais probablement pas posé cette question.
    - Tu ne sais pas de quoi elle est capable, juste pour se venger. Cesse de t'attirer des ennuis inutiles.
    - Mais je t'aime Phantom!
    Ses yeux s'écarquillèrent devant tant de spontanéité et il me tourna le dos pour cacher sa gêne.
    - Phantom? m'enquis je, inquiète la gorge nouée.
    - Ne rends pas les choses plus compliquées qu’elles ne le sont déjà! assena-t-il, les larmes aux yeux.
    - Phantom, puisque je n'ai visiblement pas le choix, puis je au moins m'installer avec toi pour la nuit?
    Il n'eut pas le temps de répondre: depuis les escaliers Clara le héla:
    - Apparemment y'a plus de place. Mais je crois me souvenir que t'as une chambre assez grande pour deux...
    Phantom me regarda avec un air désolé et répondit:
    - Pas de problème, tu peux même rester autant de temps que tu voudras, l'un des appartements devrait se libérer demain.
    Je ressentis un violent sentiment de trahison que je n'avais jamais ressenti pour quiconque:
    - Je pensais enfin avoir sincèrement confiance en quelqu'un sur qui compter... Tu me déçois profondément, comment pourrais je te le pardonner?
    - Je n'ai pas besoin de ton pardon, tu me dis d'avoir confiance en mes choix Luna donc je le fais.
    La survie du Radeau tout entier est en jeu car Clara serait capable de me faire chanter en menaçant de tout dénoncer à la police.
    - Tu me renierais pour une stupide histoire de rivalité? Toi et Clara vous êtes pourtant séparés...
    - Si tu veux qu'on reste ensemble, tels des joueurs de poker nous devrons jouer au jeu de l'amour et du hasard.
    Il s'apprêtait à me prendre dans ses bras quand Clara tambourina à la porte, furieuse:
    - Ouvre Phantom! Je sais que tu es là!

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  • Sur les recommandations appuyées de Phantom, je descendis le long de l’escalier de service qui ne devait plus être utilisé depuis des années tant il était en piteux état : il manquait des marches et certaines étaient inégales. La porte de service rouillée et piquetée s’ouvrit avec difficulté dans des cliquetis grinçants.  Elle menait sur une minuscule courette étrangère aux rayons du soleil qui avait dû appartenir à une concierge dont l’antique guérite semblait abandonnée avec une déco défraîchie du début du siècle. C’était sale et lugubre à l’intérieur et même un grand ménage de printemps n’aurait pas suffi pour la remettre en état. Mais c’était mieux que rien car elle était par ailleurs assez grande avec de quoi retaper une pièce à vivre convenable et une minuscule salle de bain.
    J’entamais le travail colossal à accomplir par un ménage sommaire, nécessaire pour ne pas passer la nuit enchevêtrée dans les toiles d’araignée et la poussière, puis remis en cause la disposition des meubles qui étaient quasiment tous à remplacer tellement ils étaient anciens.
    Heureusement il y avait l’électricité et l’eau courante. En fouillant dans le coin kitchenette je trouvais un assortiment hétéroclite de vaisselle usuelle.
    Au bout d’une heure de labeur, je décidais que je devais prendre une pause et je découvris à cette occasion que la courette était connectée par un porche écaillé à la rue, donc je ne risquais pas de croiser Clara par inadvertance.
    Il était plus de vingt heures et les autres n’étaient toujours pas rentrés.
    Seule au milieu du hall, debout dans les derniers rayons rouges du soleil je ressentis plus vivement, plus douloureusement que jamais le poids de la solitude.
    J’eus envie de hurler, de pleurer mais aucun son ne franchit mes lèvres. Muette et immobile je fus transformée par la nuit tombante en un être fantomatique, hors du temps et de  l’espace.
    Ombre de moi-même, je me mis lentement en mouvement et passais la porte coulissante du réfectoire. Comme si je m’y attendais depuis toujours, je découvris mes affaires rapidement empaquetées sur le bord de la table. Atterrée je me laissai tomber sur la chaise la plus proche et éclatais en sanglots.
    Le silence me réconforta.
     
    L’été touchait à sa fin, les feuilles avaient déjà commencé à se colorer de rouge lorsque le mois de septembre arriva avec son lot de surprises, de déceptions et de contraintes.
    Ma vie bascula le soir du 26 août, quelques jours avant la rentrée des classes et peu de temps après mon dixième anniversaire. La soirée avait bien commencé, comme tous les ans Papa et Maman avaient tenu à célébrer la fin des vacances chez leurs amis d’enfance communs, les Hive.
    Le pastis coulait à flots et la conversation allait bon train mais moi bien entendu je m’ennuyais à en compter inlassablement les pétales des marguerites du jardin si bien entretenu par Mrs. Hive.
    Bah à part moi il n’y avait pas d’autre enfant à table soit dit en passant. Mais c’est qu’à l’époque aucun d’eux ne se serait risqué à parler de ce qu’il s’était passé devant moi. Je n’allais l’apprendre que deux ans plus tard, embusquée du haut de mes douze ans dans le chambranle de la porte menant à la cuisine, à la fois intriguée et effrayée de constater que les disputes entre mes parents étaient de plus en fréquentes et de plus en plus violentes et qu’ils s’apprêtaient à divorcer.
    Je sentais le poids d’un lourd secret plomber l’atmosphère mais à entendre leurs échanges verbaux passablement injurieux je n’osais plus faire un geste ni même respirer
    Tout ce que je tenais pour acquis était que depuis deux ans déjà, les traditionnelles soirées du 26 août n’avaient plus lieu.
    La dernière en date, celle dont je me souviens le plus vaguement évoquée plus haut, s’acheva dans un climat des plus houleux. Nous partîmes plus tôt que prévu et le voyage du retour fut tendu et silencieux contrairement aux trajets enjoués des années précédentes rythmés par les disques de jazz que Maman affectionnait tout particulièrement.
    On ne revint jamais dans la belle villa phocéenne nichée entre terre et mer des Hive.
     
    A ce stade je posais mon crayon, car écrire ces lignes avait fait remonter à la surface le souvenir douloureux de mon arrivée au foyer. Le blog pouvait attendre encore un peu, je tombais de sommeil.
    De plus chaque mot arraché à cette période douloureuse de mon enfance réactivait et aggravait la douleur qui avait définitivement élu domicile au plus profond de moi-même, hors d’atteinte.
    Quoi, encore elle ? Pourquoi me sentis-je coupable au moment de refermer mon précieux carnet où je voyais mes textes s’épanouir ? Je n’en avais pas le début d’une idée. Ma vie était pourtant devenue supportable depuis que j’avais quitté le foyer.
    J’avais la vague intuition que la réponse se trouvait quelque part entre les murs délabrés du Radeau mais je ne savais absolument pas par où commencer mon investigation.
    Je m’endormis comme une masse sur ces entrefaites. Mon inconscient prit le relais et ma nuit fut agitée, entrecoupée de rêves étranges remplis d’abeilles, d’êtres fantomatiques et de cornets de glace au kiwi.
     
    Le lendemain, aussi réveillée, fraîche et dispos qu’une junkie qui aurait passé la nuit en boîte je vins jusqu’au réfectoire me préparer un petit déjeuner digne de ce nom. A ma grande surprise j’étais presque la seule à me réveiller si tôt. A part moi seul Sol et quelques locataires (qui eux rentraient bien d’une soirée un peu trop arrosée)  lorgnaient d’un œil très vaguement intéressé le vieux téléviseur de la cuisine qui diffusait les dernières nouvelles du matin. Comme d’habitude mixez dix grammes de glauque avec une pincée de meurtres et délits en tous genres, ajoutez y quelques gouttes de pluie, un rayon de soleil et une demi douzaine de prévisions astrologiques et votre journal matinal est prêt, bon visionnage !
    J’avais la cafetière dans une main, la boîte de Nescafé instantané dans l’autre lorsque j’entendis le journaliste prononcer le nom des Hive et des Farewell au cours du même reportage. Mon cœur rata un battement, je posais mon barda sur le plan de travail et m’approchais du téléviseur, nerveuse :
    -  …Le dernier rebondissement en date du feuilleton judiciaire le plus scandaleux du moment s’est soldé par la condamnation de Mr. Farewell accusé de violences conjugales, rappelez-vous. Mais de nouveaux éléments viennent étayer l’enquête encore ouverte à ce jour pour déterminer les raisons d’un tel comportement qui semblait avoir totalement disparu de nos jours avec le tournant que prend l’évolution des mœurs concernant les droits de la femme …
    - Augmente le volume s’il te plaît Sol ! Fis-je en me raclant la gorge, gardant difficilement mon calme.
    - Tout de suite, Brigitte, marmonna-t-il d’une voix pâteuse, la voix de celui qui n’avait pas encore eu le temps de dessouler complètement depuis la veille.
    -  … Il paraît que Mrs. Hive aurait témoigné en faveur de la victime en révélant aux jurés que celle-ci aurait accouché d’un premier enfant que ni son mari ni sa famille n’ont voulu reconnaître …
    C’était comme si un seau d’eau glacée venait de me tomber sur la tête. Choquée j’en étais tétanisée à l’idée que je m’étais bercée d’illusions. Les soirées du 26 août n’avaient finalement été qu’une mascarade pour sauver les apparences. Derrière l’ambiance joyeuse et festive qui les caractérisait se cachait en réalité le secret inavouable d’une naissance illégitime, trop lourd à porter.
    Pourquoi me sentis-je autant concernée tout à coup ? Après tout cela faisait des années depuis que j’avais coupé définitivement les ponts avec tout ce qui avait trait, de près ou de loin, à ma famille.
     
    En rénovant mon nouveau chez moi, je cogitai toute la journée. Retranchée dans mes pensées, je me sentis tout à coup soulagée de pouvoir me déconnecter du monde extérieur pour un moment.
    Je ne vis pas passer la matinée et midi arriva en un clin d’œil.  A l’idée d’affronter Clara et de me faire définitivement jeter à la rue comme une malpropre je préférais déjeuner seule.
    Je vidais les placards : que des conserves périmées aux étiquettes effacées par le temps.
    Un instant l’idée d’aller m’acheter un sandwich et un Coca à la boulangerie d’en face m’effleura l’esprit mais je me ressaisis promptement : ce n’est pas Clara qui allait imposer sa loi ici puisque nous étions une communauté. Prenant malgré tout mon courage à deux mains avec le peu de confiance en moi et la bonne humeur qu’il me restait, je revins vers la civilisation.
     
    Lorsque la porte du réfectoire coulissa tous les regards se tournèrent vers moi. Des murmures parcourent l’assemblée et des fous rires fusèrent. Je regrettais aussitôt d’être venue, avais je réellement ma place dans cette auberge espagnole ?
    - Je vais repartir si c’est ce que vous attendez de moi ! De toute façon je n’arrive jamais à me faire ma place où que ce soit…
    En colère contre moi-même pour ne pas oser faire face, je tournais les talons lorsque Sol prit la parole en premier :
    - Moi je te fais confiance, je crois en toi. N’oublie pas que tu as vécu longtemps en foyer ce n’est pas possible de se reconstruire en un clin d’œil. Il te faudra du temps mais tu as le potentiel pour devenir une femme formidable tu sais, donc ne te décourage pas.
    - Je n’ai pas de passion, je n’ai pas de boulot encore moins des amis sur qui compter et de quoi me loger décemment et tu me demandes de continuer à y croire ?! J’en suis… psychologiquement incapable Sol. Si j’avais eu une enfance heureuse je pourrais seulement commencer à envisager les choses sous cet angle mais ce n’est absolument pas le cas. En six ans j’ai tout perdu : ma jeunesse, mon innocence, ma famille, les doux étés à Marseille au cœur des calanques avec leurs lots de petits bonheurs tout simples. Et par-dessus le marché, c’est à cause d’un flash d’informations glauque par un matin de printemps glacial que j’apprends l’existence d’un grand frère inconnu, secret de famille dont mes parents ne se sont pas vantés. Et tu dis que je devrais me calmer et me contenter de vivre ma vie comme je peux ?!
    Je sentis aussitôt que j’avais parlé trop vite : ma confession jeta un froid.
    - C’est ton père qui est passé au journal ce matin ?
    - … Oui.
    - Je vois…
    Il serra les poings, sa lèvre inférieure se mit à trembler :
    - Qu’est ce qui ne va pas ?
    - Je ne sais pas ce qui me retient… Il faut que je garde mon calme…
    - Relax, Sun elle ne sait pas ce qu’elle dit, la pauvre elle se sent toujours obligée de pleurer sur l’épaule de quelqu’un, intervint Clara.
    - Tu vas la boucler ? Siffla Sol en la fusillant du regard. C’est principalement à cause de toi qu’elle souffre il me semble, ce n’est pas de pitié dont elle a besoin mais d’amitié et de soutien!
    Je m’emporte assez facilement j’admets mais tu dépasses les bornes à vouloir constamment la rabaisser aux yeux des autres. Globalement tu es peut-être mieux lotie qu’elle mais tu es surtout pathétique à te raccrocher à votre histoire de rivalité pour vivre !
    - Personne ne m’a jamais parlé comme ça… Je ne te permets pas de te mêler de nos affaires, c’est des trucs de femme !
    - T’apprendrais que ta mère a abandonné à la naissance un grand frère que tu ne connaitras jamais, des années plus tard tes parents divorcent parce que ton père se rendrait coupable de violences conjugales répétées et toi tu échouerais dans un foyer sordide, six ans plus tard tu aurais la chance de recommencer une vie normale et heureuse à tout point de vue mais ta rivale de toujours ferait n’importe quoi pour te mettre des bâtons dans les roues, comment réagirais-tu ?
    - C’est faux…
    - Ne te cherche pas de fausses excuses. Elle n’est pas la seule à souffrir de tes conneries ici… dit-il en laissant volontairement sa phrase en suspens.
    - Sois direct, joue pas aux devinettes, rétorqua-t-elle, sur la défensive.
    - Pour nous tous le Radeau est comme une deuxième famille. Il nous a tous offert une seconde chance. Ici chacun porte le poids d’une adolescence plus ou moins difficile et pourtant notre amitié et notre esprit d’équipe sont inébranlables. Car nous sommes liés par un seul et même espoir celui de revenir à la vie. Mais tout cela n’est qu’une question d’équilibre : si par malheur des rivalités durables s’installaient entre nous tout le Radeau en pâtirait et s’écroulerait comme un château de cartes.
    - Que veux-tu, on est amoureuses du même mec !
    - Va falloir vous entendre parce que l’une de vous va devoir faire des concessions lorsqu’elle apprendra la vérité et je parle de Luna…
    - Moi ?!? M’exclamais-je, stupéfaite. Pourquoi ?
    - Ton existence n’a été jusque là qu’un puzzle dont tu dois trouver la pièce manquante; après tout n’est ce pas devenir adulte que de se connaître soi-même ?
    J’avais entendu ce discours un nombre de fois incalculable mais il ne résonna réellement en moi qu’en cet instant.

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  • Pendant que chacun vaquait à ses corvées ménagères du jour, Sol délaissa son balai et vint me voir. J’étais en train de ranger les tasses et les verres lorsqu’il s’adossa au plan de travail et referma le placard d’un geste de la main
    - Tu devrais apprendre à te défendre. Clara ne te lâchera pas tant que tu ne lui auras pas montré que tu es Luna Farewell et non Ghost une ado solitaire en marge, sans repères. Si tu veux je peux t’y aider à condition que tu y mettes un peu du tien.
    Un sourire éclaira mon visage :
    - Sol je te remercie de ta sollicitude mais il faut que je fasse mes armes par mes propres moyens.
    - Ce n’est pas en refusant l’aide d’autrui que tu deviendras forcément adulte. Ecoute je vais te raconter une histoire qui va te faire comprendre pourquoi l’acceptation de l’autre est essentielle pour avancer dans la vie.
    Il me prit par la main et m’entraîna à sa suite dans le hall :
    - Où va-t-on ?
    - Fais moi confiance, dit-il mystérieusement avec un clin d’œil en m’invitant à entrer dans un ancien appartement du rez-de-chaussée transformé en salon commun.
    L’endroit était spacieux et particulièrement lumineux comparé aux studios des étages supérieurs.
    Un pan de mur entier soutenait une bibliothèque hétéroclite de livres d’occasion ou neufs, de CDs, de DVD et de magazines trouvés ou achetés ça et là. Un canapé moelleux usé mais toujours en état de faire son office était calé sous l’immense baie vitrée. En face du coin bibliothèque trônait un téléviseur à tube cathodique branché sur un modem et un lecteur DVD/Blu-Ray. Enfin sur une table basse où traînaient des cours de toutes sortes faits sur feuilles volantes, un ordinateur portable de deuxième main était en veille, à demi ouvert.
    Sol me fit signe de m’installer confortablement et extirpa de sous les feuilles de cours un CD-ROM RW intitulé « Journal de bord » qu’il inséra dans l’ordinateur. Celui-ci mit du temps à se mettre en branle et à en charger le contenu mais finalement une boîte de dialogue s’ouvrit et Sol double-cliqua sur un document Word après en avoir déverrouillé le mot de passe.
    - En quelque sorte c’est le journal de bord quotidien du Radeau où chacun peut écrire et inscrire ses pensées de manière anonyme comme il l’entend, m’expliqua-t-il. Une sorte de roman de voyage écrit à plusieurs mains, en somme.
    Je commençais à lire la première page :
     
    Jeudi 1 octobre :
     
    Je viens d’avoir 16 ans et je me sens toujours considéré comme un gamin, un pauvre petit être sans défense qui n’arrive pas à grandir dans sa tête avec l’espoir naïf qu’une demi majorité c’est déjà le grand saut dans l’âge adulte. Normal j’ai toujours vécu dans du coton choyé par des parents possessifs qui ont du mal à admettre qu’un jour je puisse voler de mes propres ailes. Ils m’ont toujours répété que j’étais leur fils adoré, leur trésor le plus précieux et tout ce que des parents peuvent trouver de mélioratif pour convaincre leurs enfants de leur amour et de leur soutien cependant il y a un hic. A seize ans passés, je ne peux toujours pas sortir au-delà de minuit, boire de l’alcool ou avoir un scooter encore moins monter à Paris avec mes potes pendant les vacances.
    Bon et puis j’oubliais c’est bien beau tout ça mais pendant des années je me suis ennuyé à mourir en vacances chez mes grands parents alors que j’aurais bien voulu profiter des dernières soirées d’été avec mes amis avant de reprendre l’école.
    J’en ai marre mais comme jamais je ne me suis lassé de quelque chose ou d’une situation.
    Que faire ? Sans compter que mes parents m’ont juré de demander mon émancipation si je redouble encore cette année parce qu’ils ont en marre de devoir encore trouver un nouveau lycée à la dernière minute.
    Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Je suis bon élève mais les cours ne m’intéressent pas, comme si je flottais dans la quatrième dimension entre deux équations du second degré et un chapitre de Candide. Je ne me raccroche à rien mis à part ce vide grandissant qui me dévore de l’intérieur et qui me fait peur, cette peur inconsciente de l’inconnu.
    Qui suis-je en fait ? Voilà une question à laquelle étonnamment je ne saurais répondre avec précision. Quitte à tout recommencer à zéro, mieux vaut que je me fasse émanciper maintenant, comme ça j’aurais peut-être la réponse à mes questions.
     
     Vendredi 16 octobre :
     
    J’ai fait le grand pas et j’attends sur le quai que le train de 18h m’emmène vers la capitale. J’ai le cœur serré à l’idée que je fais peut-être la plus grosse bêtise de toute mon existence mais mes parents m’ont assuré que je serais toujours le bienvenu chez eux si par hasard je changeais d’avis Ma mère m’a regardé d’un drôle d’air lorsque j’ai fait mes valises mais n’a rien dit. Au moment de se quitter aux portes de la gare j’ai eu l’impression l’espace d’un instant qu’elle pleurait ; l’instant d’après elle m’a souri en me souhaitant bon courage pour la suite et bonne chance dans mes études.
    J’ai bien vu que son sourire était forcé.
    Le voyage s’est bien passé et à vingt heures j’errais au hasard dans les rues de Paris. Je n’avais nulle part où aller et personne sur qui compter. Mon seul point de repère était le lycée de ZEP où je devrais me présenter le lendemain. En désespoir de cause je m’installais avec mon barda en guise d’oreiller et d’abri improvisé dans le hall de la gare Montparnasse, au moins cela me faisait un toit chauffé pour la nuit. Je ne m’endormis pas tout de suite. Un groupe de jeunes passa, la clope au bec pour la plupart d’entre eux. Parmi eux il y avait une fille à peu près de mon âge qui portait à bout de bras plusieurs sacs de cours remplis à bloc. J’eus pitié pour elle mais je n’osais pas intervenir ne connaissant personne.
     
    Samedi 17 octobre :
     
    L’entrevue avec la directrice s’est passé comme un jeu d’enfant, mon dossier étant comme toujours excellent. Mais le lycée ne propose pas d’internat donc je suis contraint de me débrouiller par mes propres moyens. Dans ma classe une fille accepte de m’héberger le temps que je trouve de quoi me loger décemment. Elle s’appelle Clara. On fait un peu connaissance sur le chemin du retour. Le truc c’est que chez elle c’est une chambre dans un foyer pour jeunes et il se trouve que ledit foyer a un règlement relativement strict en ce qui concerne les entrées, les sorties et l’accès aux chambres pour les résidents et leurs amis. Finalement j’échoue dans une minuscule chambre guère plus grande qu’un cagibi qui donne sur une bouche de métro aérien donc impossible de fermer l’œil de la nuit.
    De plus les autres résidents ne semblent pas m’apprécier et me regardent de travers. C’est quoi le problème ? J’ai rapidement la réponse dès le lendemain au petit déjeuner à cause de Clara qui  prend un malin plaisir à humilier « Ghost », sa voisine de table qui part s’isoler sans un mot dans un coin de la salle commune.
    Je dévisage l’intéressée à la dérobée, c’est la fille d’hier soir. Elle est étrange mais elle ne ferait pas de mal à une mouche. Et plus important encore, au moment où nos regards se croisent je redescends de la quatrième dimension en vol direct. Je me sens tellement mal à l’aise que je préfère me conformer au comportement de la majorité à son égard. Cependant j’ai un pincement au cœur lorsque je constate qu’elle est carrément mise explicitement à l’écart par les éducateurs eux-mêmes qui semblent désespérés de son absence quasi-totale de sociabilité.
    Et c’est ainsi que je me fais tout bonnement renvoyer du foyer une semaine plus tard pour avoir voulu foutre un coup de poing dans la figure d’un résident échevelé qui voulait abuser de sa faiblesse au lit.
    Je suis désormais à la rue et je fais avec. Je n’aurais jamais envisagé que ma gentillesse naturelle pouvait me jouer des tours…
     
    Soufflée je ne prononce pas un mot à la lecture de ce journal intime de fortune.
    Sol se tourne vers moi :
    - Devrais-je aussi le faire lire à Clara ?
    Je gardais le silence un moment avant de répondre que non.
    Assommée je sortis dans le hall prendre l’air. Quelques résidents intrigués me regardèrent me mouvoir comme un automate en direction du réfectoire. Il n’y avait plus personne. Jovovich, un étudiant en langues étrangères appliquées biélorusse et fauché me lança :
    - Clara et les autres sont partis fumer une clope dans le coin.
    - Merci Jo, répondis-je laconiquement.
    Je sortis sur le boulevard et jetai un regard circulaire autour de moi. Personne.
    - Qu’est ce qu’il lui prend tout à coup ? s’enquit Jovovich auprès de Sol qui accourut pour m’accompagner.
    - L’amour mon pote, le cœur a ses raisons que la raison ignore.
    Il me guida vers la station de métro à l’air libre où tout le monde avait l’habitude de se retrouver pour fumer la clope de l’amitié après le déjeuner.

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  • Clara ressemblait à la reine des abeilles, adossée nonchalamment contre un pan de mur entourée de sa nouvelle cour de prétendants. Elle aspira une longue bouffée le bras posé contre les épaules de Phantom.
    - Le coin non fumeurs c’est par ici ! persifla t elle moqueuse en m’indiquant d’un signe du menton le coin le plus sombre, le plus éloigné et le plus insalubre du quai  laissé à l’abandon.
    Cette plaisanterie de mauvais goût suscita un fou rire général.
    Au bord des larmes je serrais les poings dans le but de m’astreindre au calme le dos tourné pour cacher l’émotion qui menaçait de me submerger.
    - C’est ça, fuis la réalité et va te réfugier dans ta solitude comme tu as toujours su si bien le faire !
    - Est ce vraiment moi la solitaire ? Je n’ai pas peur de me retrouver seule c’est complètement différent. Moi je n’ai pas besoin d’une cour de prétendants ou de vrai-faux amis pour me sentir aimée et respectée.
    -  C’est du flan, fais toi à l’idée que personne ne t’a jamais aimée et que les choses sont toujours allées ainsi peu importe les efforts que tu as fournis pour te faire remarquer.
    Je frémis le temps d’un battement de cils. Je pinçai les lèvres pour réprimer mon tremblement :
    - Entre aimer sincèrement quelqu’un ou disposer de lui et de ses sentiments à ta guise, de quel côté tu te places ?
    - Jalouse hein ?
    - Ce n’est pas de la jalousie j’essaye juste de comprendre la manière dont tu conçois l’amitié et a fortiori l’amour.
    - C’est la meilleure ! Tu te permets de me faire la morale alors que t’y connais rien…
    - S’il y a une chose dont je suis certaine c’est que je ne vais pas te laisser usurper cette place que j’ai si patiemment construite et cultivée parmi la communauté du Radeau ! déclarais je en pivotant sur mes talons pour lui faire face. Tu as le droit de me détester, tu as le droit de venir habiter parmi nous mais au moins respecte moi comme moi je te respecte, autrement dit accepte le fait que je sois différente et qu’on ne perçoive pas les choses sous le même angle de vue.
    Bizarrement Clara ne trouva rien à répondre. Je sentis que je touchais là au cœur de la mésentente qui nous opposait l’une à l’autre depuis toujours.
     
    J’étais encore une enfant lorsque j’étais arrivée au foyer. Je faisais sans conteste partie des plus jeunes pensionnaires. Ce fut l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je ne parvins pas à m’intégrer comme il aurait fallu.
    Ma nature chétive et timide n’arrangea pas la situation car elle fit rapidement de moi un bouc émissaire idéal. Je parlais peu et je me réfugiais dans l’écriture pour passer le temps et reconstruire mes repères. Je tins quotidiennement un journal intime au fil des jours, puis des mois et enfin des années. J’y écrivais mes pensées les plus intimes, ce que je ressentais, mes joies et mes peines, mes réussites et mes déceptions. Il était mon seul et véritable confident.
    Clara quant à elle traversa l’adolescence comme une fleur. Elle était mon exact opposé sur bien des aspects.
    En classe nous étions constamment en rivalité que ce soit en matière de performances scolaires ou en matière de popularité. C’est elle qui obtenait les meilleures notes la plupart du temps. C’est elle qui était quasiment élue déléguée de classe à l’unanimité. C’est elle qui était la meilleure dans tous les domaines.
    Mais jusqu’à quel point ?
    Des amis elle en avait, une foule de prétendants également mais elle ne supportait pas la contradiction. Il fallait être pleinement d’accord avec elle ou lui tourner le dos, il fallait l’aimer ou la détester. Tant qu’elle pavanait avec son groupe d’amis tout allait bien mais une fois toute seule elle se retrouvait aussi isolée et anonyme que n’importe qui et cela elle ne le supportait pas et refusait catégoriquement de l’admettre. Alors elle continuait à vivre, à avoir des amis avec qui faire le mur pour sortir le soir, à obtenir les meilleures notes aux examens mais dans une certaine mesure c’était une réussite de façade.
    Elle éprouva une profonde indifférence à mon égard jusqu’à l’arrivée de ce garçon dans sa vie. Dès lors que Phantom Hive eut fait irruption dans son cercle d’amis la donne changea radicalement.
    D’abord parce qu’elle le trouva à son goût particulièrement séduisant et qu’elle voulut se l’accaparer pour elle seule. Ensuite parce que fraîchement arrivé de la province il allait devoir prendre de nouveaux repères et que ceci était un excellent prétexte pour se lier d’amitié et avoir le privilège de lui faire visiter Paris.
    Mais la principale gêne entre eux résida dans le fait qu’ils se trouvèrent rapidement en désaccord sur un sujet délicat : moi et ma solitude. Oui aussi étonnant que cela parut aux yeux des éducateurs et des pensionnaires il s’intéressa à moi et se préoccupa de savoir pourquoi j’étais mise autant à l’écart.
    De temps à autre lorsque les circonstances le nécessitèrent, il osa même prendre ma défense.
    Comme il le disait souvent pour tempérer les crises de nerfs de Clara, il le faisait à n’en pas douter par pure solidarité mais sous ce masque de froideur et de flegme je décelai de biens plus nobles sentiments. Derrière cette nécessité d’assurer ma protection j’entrevis l’affection teintée d’empathie et la profonde considération qu’il éprouvait pour moi.
    Bien sûr il ne le montrait pas ou plutôt faisait en sorte de le montrer le  moins  possible afin de ne pas attirer la foudre des velléités vengeresses de Clara sur ma tête.
    Il veillait sur moi de loin, sereinement comme un grand frère.
    Il prit les coups à ma place et finit par être renvoyé du foyer seulement une semaine après son arrivée à la suite d’une violente altercation avec un pensionnaire malintentionné qui voulait me piéger au lit.
    Son départ anticipé ne fit que rendre plus douloureux mon calvaire. Clara m’en voulut mortellement et me garda dans sa ligne de mire durant les deux années qui s’ensuivirent.
    Deux années d’une attente insupportable, longue et extrêmement lente avant d’atteindre la majorité et échapper enfin à mon terrible quotidien.
     
    Je regardais tour à tour chacun des membres du Radeau quêtant leur approbation du regard. Instinctivement tous se tournèrent vers Phantom estimant qu’ils pourraient s’en remettre à son avis le cas échéant.
    Celui ci se redressa en baissant la tête. Il déglutit avec difficulté :
    - Je vais sûrement te blesser Luna et je m’en excuse par avance mais je ne ressens pas de sentiment amoureux pour toi. Tu peux appeler cela comme tu veux mais je ne pense pas que ce soit réellement de l’amour que nous ressentons l’un pour l’autre.
    Un silence total s’ensuivit. Sous le choc tos me dévisagèrent attendant ma réaction qui ne manqua pas d’être immédiate :
    - Ah bon ? Et qu’est ce que tu penses de tous les moments magiques qu’on a passés ensemble dans ce cas ? N’est ce rien pour toi ? Ne ressens tu pas une once de regret ? Sais tu que si tu ne ressens peut être rien de tel pour moi, pour ma part je t’aime ? Que tu es celui en qui je crois et auquel je tiens autant qu’à ma propre vie ?
    Les larmes qui menaçaient de couler depuis le tout début ruisselèrent le long de mes joues, hors de contrôle. La douleur au fond de ma poitrine fut ravivée. Mes jambes se dérobèrent et je tombais à genoux. Désarmé il me regarda sans un mot, en état de choc. Il n’avait pas réalisé que je tenais à lui à ce point.
    - Je te demande pardon. Je me comporte comme un idiot, murmura t il en me tendant une main amie pour m’enjoindre à me relever.
    On resta face à face sans rien dire un long moment. Finalement il sourit et me prit par l’épaule :
    - Le moins qu’on puisse dire c’est que personne n’a la science infuse en matière de sentiments. Il semblerait que la vie nous réserve encore plein de bons moments à passer ensemble et pas forcément de la manière dont tu envisages la nature de notre relation.
    Pour l’instant contentons nous de lever l’ancre, on a du pain sur la planche en matière de rénovations diverses si on veut continuer à faire vivre le squat !
    Effectuer un vote à main levée ne fut pas nécessaire : tout un chacun avait en tête la garantie de l’esprit communautaire qui animait les murs délabrés du Radeau.
    Sur le chemin du retour je me surpris à tenir Phantom par la main, nos doigts étroitement enlacés au grand désarroi de Clara.

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