• Chapitre 9: La délicate mécanique des sentiments

    Clara ressemblait à la reine des abeilles, adossée nonchalamment contre un pan de mur entourée de sa nouvelle cour de prétendants. Elle aspira une longue bouffée le bras posé contre les épaules de Phantom.
    - Le coin non fumeurs c’est par ici ! persifla t elle moqueuse en m’indiquant d’un signe du menton le coin le plus sombre, le plus éloigné et le plus insalubre du quai  laissé à l’abandon.
    Cette plaisanterie de mauvais goût suscita un fou rire général.
    Au bord des larmes je serrais les poings dans le but de m’astreindre au calme le dos tourné pour cacher l’émotion qui menaçait de me submerger.
    - C’est ça, fuis la réalité et va te réfugier dans ta solitude comme tu as toujours su si bien le faire !
    - Est ce vraiment moi la solitaire ? Je n’ai pas peur de me retrouver seule c’est complètement différent. Moi je n’ai pas besoin d’une cour de prétendants ou de vrai-faux amis pour me sentir aimée et respectée.
    -  C’est du flan, fais toi à l’idée que personne ne t’a jamais aimée et que les choses sont toujours allées ainsi peu importe les efforts que tu as fournis pour te faire remarquer.
    Je frémis le temps d’un battement de cils. Je pinçai les lèvres pour réprimer mon tremblement :
    - Entre aimer sincèrement quelqu’un ou disposer de lui et de ses sentiments à ta guise, de quel côté tu te places ?
    - Jalouse hein ?
    - Ce n’est pas de la jalousie j’essaye juste de comprendre la manière dont tu conçois l’amitié et a fortiori l’amour.
    - C’est la meilleure ! Tu te permets de me faire la morale alors que t’y connais rien…
    - S’il y a une chose dont je suis certaine c’est que je ne vais pas te laisser usurper cette place que j’ai si patiemment construite et cultivée parmi la communauté du Radeau ! déclarais je en pivotant sur mes talons pour lui faire face. Tu as le droit de me détester, tu as le droit de venir habiter parmi nous mais au moins respecte moi comme moi je te respecte, autrement dit accepte le fait que je sois différente et qu’on ne perçoive pas les choses sous le même angle de vue.
    Bizarrement Clara ne trouva rien à répondre. Je sentis que je touchais là au cœur de la mésentente qui nous opposait l’une à l’autre depuis toujours.
     
    J’étais encore une enfant lorsque j’étais arrivée au foyer. Je faisais sans conteste partie des plus jeunes pensionnaires. Ce fut l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je ne parvins pas à m’intégrer comme il aurait fallu.
    Ma nature chétive et timide n’arrangea pas la situation car elle fit rapidement de moi un bouc émissaire idéal. Je parlais peu et je me réfugiais dans l’écriture pour passer le temps et reconstruire mes repères. Je tins quotidiennement un journal intime au fil des jours, puis des mois et enfin des années. J’y écrivais mes pensées les plus intimes, ce que je ressentais, mes joies et mes peines, mes réussites et mes déceptions. Il était mon seul et véritable confident.
    Clara quant à elle traversa l’adolescence comme une fleur. Elle était mon exact opposé sur bien des aspects.
    En classe nous étions constamment en rivalité que ce soit en matière de performances scolaires ou en matière de popularité. C’est elle qui obtenait les meilleures notes la plupart du temps. C’est elle qui était quasiment élue déléguée de classe à l’unanimité. C’est elle qui était la meilleure dans tous les domaines.
    Mais jusqu’à quel point ?
    Des amis elle en avait, une foule de prétendants également mais elle ne supportait pas la contradiction. Il fallait être pleinement d’accord avec elle ou lui tourner le dos, il fallait l’aimer ou la détester. Tant qu’elle pavanait avec son groupe d’amis tout allait bien mais une fois toute seule elle se retrouvait aussi isolée et anonyme que n’importe qui et cela elle ne le supportait pas et refusait catégoriquement de l’admettre. Alors elle continuait à vivre, à avoir des amis avec qui faire le mur pour sortir le soir, à obtenir les meilleures notes aux examens mais dans une certaine mesure c’était une réussite de façade.
    Elle éprouva une profonde indifférence à mon égard jusqu’à l’arrivée de ce garçon dans sa vie. Dès lors que Phantom Hive eut fait irruption dans son cercle d’amis la donne changea radicalement.
    D’abord parce qu’elle le trouva à son goût particulièrement séduisant et qu’elle voulut se l’accaparer pour elle seule. Ensuite parce que fraîchement arrivé de la province il allait devoir prendre de nouveaux repères et que ceci était un excellent prétexte pour se lier d’amitié et avoir le privilège de lui faire visiter Paris.
    Mais la principale gêne entre eux résida dans le fait qu’ils se trouvèrent rapidement en désaccord sur un sujet délicat : moi et ma solitude. Oui aussi étonnant que cela parut aux yeux des éducateurs et des pensionnaires il s’intéressa à moi et se préoccupa de savoir pourquoi j’étais mise autant à l’écart.
    De temps à autre lorsque les circonstances le nécessitèrent, il osa même prendre ma défense.
    Comme il le disait souvent pour tempérer les crises de nerfs de Clara, il le faisait à n’en pas douter par pure solidarité mais sous ce masque de froideur et de flegme je décelai de biens plus nobles sentiments. Derrière cette nécessité d’assurer ma protection j’entrevis l’affection teintée d’empathie et la profonde considération qu’il éprouvait pour moi.
    Bien sûr il ne le montrait pas ou plutôt faisait en sorte de le montrer le  moins  possible afin de ne pas attirer la foudre des velléités vengeresses de Clara sur ma tête.
    Il veillait sur moi de loin, sereinement comme un grand frère.
    Il prit les coups à ma place et finit par être renvoyé du foyer seulement une semaine après son arrivée à la suite d’une violente altercation avec un pensionnaire malintentionné qui voulait me piéger au lit.
    Son départ anticipé ne fit que rendre plus douloureux mon calvaire. Clara m’en voulut mortellement et me garda dans sa ligne de mire durant les deux années qui s’ensuivirent.
    Deux années d’une attente insupportable, longue et extrêmement lente avant d’atteindre la majorité et échapper enfin à mon terrible quotidien.
     
    Je regardais tour à tour chacun des membres du Radeau quêtant leur approbation du regard. Instinctivement tous se tournèrent vers Phantom estimant qu’ils pourraient s’en remettre à son avis le cas échéant.
    Celui ci se redressa en baissant la tête. Il déglutit avec difficulté :
    - Je vais sûrement te blesser Luna et je m’en excuse par avance mais je ne ressens pas de sentiment amoureux pour toi. Tu peux appeler cela comme tu veux mais je ne pense pas que ce soit réellement de l’amour que nous ressentons l’un pour l’autre.
    Un silence total s’ensuivit. Sous le choc tos me dévisagèrent attendant ma réaction qui ne manqua pas d’être immédiate :
    - Ah bon ? Et qu’est ce que tu penses de tous les moments magiques qu’on a passés ensemble dans ce cas ? N’est ce rien pour toi ? Ne ressens tu pas une once de regret ? Sais tu que si tu ne ressens peut être rien de tel pour moi, pour ma part je t’aime ? Que tu es celui en qui je crois et auquel je tiens autant qu’à ma propre vie ?
    Les larmes qui menaçaient de couler depuis le tout début ruisselèrent le long de mes joues, hors de contrôle. La douleur au fond de ma poitrine fut ravivée. Mes jambes se dérobèrent et je tombais à genoux. Désarmé il me regarda sans un mot, en état de choc. Il n’avait pas réalisé que je tenais à lui à ce point.
    - Je te demande pardon. Je me comporte comme un idiot, murmura t il en me tendant une main amie pour m’enjoindre à me relever.
    On resta face à face sans rien dire un long moment. Finalement il sourit et me prit par l’épaule :
    - Le moins qu’on puisse dire c’est que personne n’a la science infuse en matière de sentiments. Il semblerait que la vie nous réserve encore plein de bons moments à passer ensemble et pas forcément de la manière dont tu envisages la nature de notre relation.
    Pour l’instant contentons nous de lever l’ancre, on a du pain sur la planche en matière de rénovations diverses si on veut continuer à faire vivre le squat !
    Effectuer un vote à main levée ne fut pas nécessaire : tout un chacun avait en tête la garantie de l’esprit communautaire qui animait les murs délabrés du Radeau.
    Sur le chemin du retour je me surpris à tenir Phantom par la main, nos doigts étroitement enlacés au grand désarroi de Clara.

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :