• Chapitre 7: Secret(s) de famille

    Sur les recommandations appuyées de Phantom, je descendis le long de l’escalier de service qui ne devait plus être utilisé depuis des années tant il était en piteux état : il manquait des marches et certaines étaient inégales. La porte de service rouillée et piquetée s’ouvrit avec difficulté dans des cliquetis grinçants.  Elle menait sur une minuscule courette étrangère aux rayons du soleil qui avait dû appartenir à une concierge dont l’antique guérite semblait abandonnée avec une déco défraîchie du début du siècle. C’était sale et lugubre à l’intérieur et même un grand ménage de printemps n’aurait pas suffi pour la remettre en état. Mais c’était mieux que rien car elle était par ailleurs assez grande avec de quoi retaper une pièce à vivre convenable et une minuscule salle de bain.
    J’entamais le travail colossal à accomplir par un ménage sommaire, nécessaire pour ne pas passer la nuit enchevêtrée dans les toiles d’araignée et la poussière, puis remis en cause la disposition des meubles qui étaient quasiment tous à remplacer tellement ils étaient anciens.
    Heureusement il y avait l’électricité et l’eau courante. En fouillant dans le coin kitchenette je trouvais un assortiment hétéroclite de vaisselle usuelle.
    Au bout d’une heure de labeur, je décidais que je devais prendre une pause et je découvris à cette occasion que la courette était connectée par un porche écaillé à la rue, donc je ne risquais pas de croiser Clara par inadvertance.
    Il était plus de vingt heures et les autres n’étaient toujours pas rentrés.
    Seule au milieu du hall, debout dans les derniers rayons rouges du soleil je ressentis plus vivement, plus douloureusement que jamais le poids de la solitude.
    J’eus envie de hurler, de pleurer mais aucun son ne franchit mes lèvres. Muette et immobile je fus transformée par la nuit tombante en un être fantomatique, hors du temps et de  l’espace.
    Ombre de moi-même, je me mis lentement en mouvement et passais la porte coulissante du réfectoire. Comme si je m’y attendais depuis toujours, je découvris mes affaires rapidement empaquetées sur le bord de la table. Atterrée je me laissai tomber sur la chaise la plus proche et éclatais en sanglots.
    Le silence me réconforta.
     
    L’été touchait à sa fin, les feuilles avaient déjà commencé à se colorer de rouge lorsque le mois de septembre arriva avec son lot de surprises, de déceptions et de contraintes.
    Ma vie bascula le soir du 26 août, quelques jours avant la rentrée des classes et peu de temps après mon dixième anniversaire. La soirée avait bien commencé, comme tous les ans Papa et Maman avaient tenu à célébrer la fin des vacances chez leurs amis d’enfance communs, les Hive.
    Le pastis coulait à flots et la conversation allait bon train mais moi bien entendu je m’ennuyais à en compter inlassablement les pétales des marguerites du jardin si bien entretenu par Mrs. Hive.
    Bah à part moi il n’y avait pas d’autre enfant à table soit dit en passant. Mais c’est qu’à l’époque aucun d’eux ne se serait risqué à parler de ce qu’il s’était passé devant moi. Je n’allais l’apprendre que deux ans plus tard, embusquée du haut de mes douze ans dans le chambranle de la porte menant à la cuisine, à la fois intriguée et effrayée de constater que les disputes entre mes parents étaient de plus en fréquentes et de plus en plus violentes et qu’ils s’apprêtaient à divorcer.
    Je sentais le poids d’un lourd secret plomber l’atmosphère mais à entendre leurs échanges verbaux passablement injurieux je n’osais plus faire un geste ni même respirer
    Tout ce que je tenais pour acquis était que depuis deux ans déjà, les traditionnelles soirées du 26 août n’avaient plus lieu.
    La dernière en date, celle dont je me souviens le plus vaguement évoquée plus haut, s’acheva dans un climat des plus houleux. Nous partîmes plus tôt que prévu et le voyage du retour fut tendu et silencieux contrairement aux trajets enjoués des années précédentes rythmés par les disques de jazz que Maman affectionnait tout particulièrement.
    On ne revint jamais dans la belle villa phocéenne nichée entre terre et mer des Hive.
     
    A ce stade je posais mon crayon, car écrire ces lignes avait fait remonter à la surface le souvenir douloureux de mon arrivée au foyer. Le blog pouvait attendre encore un peu, je tombais de sommeil.
    De plus chaque mot arraché à cette période douloureuse de mon enfance réactivait et aggravait la douleur qui avait définitivement élu domicile au plus profond de moi-même, hors d’atteinte.
    Quoi, encore elle ? Pourquoi me sentis-je coupable au moment de refermer mon précieux carnet où je voyais mes textes s’épanouir ? Je n’en avais pas le début d’une idée. Ma vie était pourtant devenue supportable depuis que j’avais quitté le foyer.
    J’avais la vague intuition que la réponse se trouvait quelque part entre les murs délabrés du Radeau mais je ne savais absolument pas par où commencer mon investigation.
    Je m’endormis comme une masse sur ces entrefaites. Mon inconscient prit le relais et ma nuit fut agitée, entrecoupée de rêves étranges remplis d’abeilles, d’êtres fantomatiques et de cornets de glace au kiwi.
     
    Le lendemain, aussi réveillée, fraîche et dispos qu’une junkie qui aurait passé la nuit en boîte je vins jusqu’au réfectoire me préparer un petit déjeuner digne de ce nom. A ma grande surprise j’étais presque la seule à me réveiller si tôt. A part moi seul Sol et quelques locataires (qui eux rentraient bien d’une soirée un peu trop arrosée)  lorgnaient d’un œil très vaguement intéressé le vieux téléviseur de la cuisine qui diffusait les dernières nouvelles du matin. Comme d’habitude mixez dix grammes de glauque avec une pincée de meurtres et délits en tous genres, ajoutez y quelques gouttes de pluie, un rayon de soleil et une demi douzaine de prévisions astrologiques et votre journal matinal est prêt, bon visionnage !
    J’avais la cafetière dans une main, la boîte de Nescafé instantané dans l’autre lorsque j’entendis le journaliste prononcer le nom des Hive et des Farewell au cours du même reportage. Mon cœur rata un battement, je posais mon barda sur le plan de travail et m’approchais du téléviseur, nerveuse :
    -  …Le dernier rebondissement en date du feuilleton judiciaire le plus scandaleux du moment s’est soldé par la condamnation de Mr. Farewell accusé de violences conjugales, rappelez-vous. Mais de nouveaux éléments viennent étayer l’enquête encore ouverte à ce jour pour déterminer les raisons d’un tel comportement qui semblait avoir totalement disparu de nos jours avec le tournant que prend l’évolution des mœurs concernant les droits de la femme …
    - Augmente le volume s’il te plaît Sol ! Fis-je en me raclant la gorge, gardant difficilement mon calme.
    - Tout de suite, Brigitte, marmonna-t-il d’une voix pâteuse, la voix de celui qui n’avait pas encore eu le temps de dessouler complètement depuis la veille.
    -  … Il paraît que Mrs. Hive aurait témoigné en faveur de la victime en révélant aux jurés que celle-ci aurait accouché d’un premier enfant que ni son mari ni sa famille n’ont voulu reconnaître …
    C’était comme si un seau d’eau glacée venait de me tomber sur la tête. Choquée j’en étais tétanisée à l’idée que je m’étais bercée d’illusions. Les soirées du 26 août n’avaient finalement été qu’une mascarade pour sauver les apparences. Derrière l’ambiance joyeuse et festive qui les caractérisait se cachait en réalité le secret inavouable d’une naissance illégitime, trop lourd à porter.
    Pourquoi me sentis-je autant concernée tout à coup ? Après tout cela faisait des années depuis que j’avais coupé définitivement les ponts avec tout ce qui avait trait, de près ou de loin, à ma famille.
     
    En rénovant mon nouveau chez moi, je cogitai toute la journée. Retranchée dans mes pensées, je me sentis tout à coup soulagée de pouvoir me déconnecter du monde extérieur pour un moment.
    Je ne vis pas passer la matinée et midi arriva en un clin d’œil.  A l’idée d’affronter Clara et de me faire définitivement jeter à la rue comme une malpropre je préférais déjeuner seule.
    Je vidais les placards : que des conserves périmées aux étiquettes effacées par le temps.
    Un instant l’idée d’aller m’acheter un sandwich et un Coca à la boulangerie d’en face m’effleura l’esprit mais je me ressaisis promptement : ce n’est pas Clara qui allait imposer sa loi ici puisque nous étions une communauté. Prenant malgré tout mon courage à deux mains avec le peu de confiance en moi et la bonne humeur qu’il me restait, je revins vers la civilisation.
     
    Lorsque la porte du réfectoire coulissa tous les regards se tournèrent vers moi. Des murmures parcourent l’assemblée et des fous rires fusèrent. Je regrettais aussitôt d’être venue, avais je réellement ma place dans cette auberge espagnole ?
    - Je vais repartir si c’est ce que vous attendez de moi ! De toute façon je n’arrive jamais à me faire ma place où que ce soit…
    En colère contre moi-même pour ne pas oser faire face, je tournais les talons lorsque Sol prit la parole en premier :
    - Moi je te fais confiance, je crois en toi. N’oublie pas que tu as vécu longtemps en foyer ce n’est pas possible de se reconstruire en un clin d’œil. Il te faudra du temps mais tu as le potentiel pour devenir une femme formidable tu sais, donc ne te décourage pas.
    - Je n’ai pas de passion, je n’ai pas de boulot encore moins des amis sur qui compter et de quoi me loger décemment et tu me demandes de continuer à y croire ?! J’en suis… psychologiquement incapable Sol. Si j’avais eu une enfance heureuse je pourrais seulement commencer à envisager les choses sous cet angle mais ce n’est absolument pas le cas. En six ans j’ai tout perdu : ma jeunesse, mon innocence, ma famille, les doux étés à Marseille au cœur des calanques avec leurs lots de petits bonheurs tout simples. Et par-dessus le marché, c’est à cause d’un flash d’informations glauque par un matin de printemps glacial que j’apprends l’existence d’un grand frère inconnu, secret de famille dont mes parents ne se sont pas vantés. Et tu dis que je devrais me calmer et me contenter de vivre ma vie comme je peux ?!
    Je sentis aussitôt que j’avais parlé trop vite : ma confession jeta un froid.
    - C’est ton père qui est passé au journal ce matin ?
    - … Oui.
    - Je vois…
    Il serra les poings, sa lèvre inférieure se mit à trembler :
    - Qu’est ce qui ne va pas ?
    - Je ne sais pas ce qui me retient… Il faut que je garde mon calme…
    - Relax, Sun elle ne sait pas ce qu’elle dit, la pauvre elle se sent toujours obligée de pleurer sur l’épaule de quelqu’un, intervint Clara.
    - Tu vas la boucler ? Siffla Sol en la fusillant du regard. C’est principalement à cause de toi qu’elle souffre il me semble, ce n’est pas de pitié dont elle a besoin mais d’amitié et de soutien!
    Je m’emporte assez facilement j’admets mais tu dépasses les bornes à vouloir constamment la rabaisser aux yeux des autres. Globalement tu es peut-être mieux lotie qu’elle mais tu es surtout pathétique à te raccrocher à votre histoire de rivalité pour vivre !
    - Personne ne m’a jamais parlé comme ça… Je ne te permets pas de te mêler de nos affaires, c’est des trucs de femme !
    - T’apprendrais que ta mère a abandonné à la naissance un grand frère que tu ne connaitras jamais, des années plus tard tes parents divorcent parce que ton père se rendrait coupable de violences conjugales répétées et toi tu échouerais dans un foyer sordide, six ans plus tard tu aurais la chance de recommencer une vie normale et heureuse à tout point de vue mais ta rivale de toujours ferait n’importe quoi pour te mettre des bâtons dans les roues, comment réagirais-tu ?
    - C’est faux…
    - Ne te cherche pas de fausses excuses. Elle n’est pas la seule à souffrir de tes conneries ici… dit-il en laissant volontairement sa phrase en suspens.
    - Sois direct, joue pas aux devinettes, rétorqua-t-elle, sur la défensive.
    - Pour nous tous le Radeau est comme une deuxième famille. Il nous a tous offert une seconde chance. Ici chacun porte le poids d’une adolescence plus ou moins difficile et pourtant notre amitié et notre esprit d’équipe sont inébranlables. Car nous sommes liés par un seul et même espoir celui de revenir à la vie. Mais tout cela n’est qu’une question d’équilibre : si par malheur des rivalités durables s’installaient entre nous tout le Radeau en pâtirait et s’écroulerait comme un château de cartes.
    - Que veux-tu, on est amoureuses du même mec !
    - Va falloir vous entendre parce que l’une de vous va devoir faire des concessions lorsqu’elle apprendra la vérité et je parle de Luna…
    - Moi ?!? M’exclamais-je, stupéfaite. Pourquoi ?
    - Ton existence n’a été jusque là qu’un puzzle dont tu dois trouver la pièce manquante; après tout n’est ce pas devenir adulte que de se connaître soi-même ?
    J’avais entendu ce discours un nombre de fois incalculable mais il ne résonna réellement en moi qu’en cet instant.

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