- Le rez de chaussée et le premier étage ont été réaménagés en salles communes. Les autres appartements accueillent les résidents permanents qui souhaitent avoir un espace à eux, la condition primordiale étant de le rénover par ses propres moyens.
Phantom me précéda dans les méandres sinueux de la cage d'escalier, poussa une porte du pied m'invitant à entrer:
- Bienvenue chez moi.
Le studio composé d'une seule pièce était relativement étroit, proportionnellement impropre à la vie en couple. Décrépis, les murs étaient recouverts d'une vieille tapisserie molle ornementée de médaillons ringards représentant de vagues motifs floraux. Sentant encore la peinture fraîche les persiennes demeuraient néanmoins hors d'âge dispensant peu de lumière, une lumière crue dont le halo courait jusqu'au milieu de la pièce.
Le mobilier se faisait rare mais disposé avec goût afin de glaner autant d'espace que possible.
Sous la fenêtre un fauteuil-coquille multicolore chiné chez un antiquaire féru de design basé dans le cossu Paris intra muros.
Contre un mur un buffet vermoulu de style Art déco d'où dépassaient quelques vêtements et une bibliothèque de fabrication suédoise branlante supportant un savant équilibre de manuels scolaires, de livres et magazines hétéroclites, de CD mélangés pêle-mêle à une maigre collection de DVD.
A l'opposé un matelas suffisamment large pour supporter deux personnes mais dont la seconde moitié servait de table de chevet improvisée.
Près de la porte une patère en bois oriental soutenant une lourde sacoche.
Enfin quelques étagères et des affiches de cinéma pour agrémenter les murs dénués de toute personnalité.
- Cela fait deux ans que j'habite ici.
Tirée de ma contemplation ébahie je pivotai sur mes talons, le sourcil levé:
- Tu as eu le cran de fuguer?
Il se rembrunit mais ne répondit pas comme à son habitude lorsque la question le concernait personnellement: Ce n'était plus un jeune adulte vigoureux qui me faisait face mais un adolescent désorienté et sans repères aussi vulnérable qu'une flamme tremblotante.
- J'ai besoin d'être seul un moment. Profites-en pour aller visiter les appartements encore disponibles.
Je ne pouvais rien faire si ce n'était obtempérer ainsi je me retins d'insister davantage, m'éclipsai en refermant doucement la porte derrière moi.
Je supportais de moins en moins sa réserve et sa froideur coutumières mais cela ne m'étonna guère qu'il refusât de se confier à moi, réellement il ne me connaissait que depuis peu.
Il essayait de se comporter avec moi en bon ami pour me sortir de cette solitude forcée subie depuis si longtemps.
Sans conviction je furetai parmi les étages en quête d'un hypothétique lieu de villégiature inoccupé où m'installer mais il n'y en avait aucun si ce n'était une chambre de bonne misérable coincée sous les toits qui me rappela confusément celle du foyer que j'avais occupée durant six ans.
- T'es nouvelle?
Je sursautai, me retournai vivement pour croiser le regard pétillant d'un grand gaillard roux affublé de grands yeux noisette, à la carrure un peu ronde.
- Oui...
- Moi c'est Sol, bienvenue parmi nous. Tu t'appelles?
- Luna. Saurais-tu s'il y a encore des appartements inutilisés?
- Aucun à part cette coquille de noix logée dans les combles.
- J'aurais rêvé mieux mais je vais quand même m'y installer.
- Tu trouveras de quoi commencer les rénovations au premier étage, dans l'ancien local des boîtes aux lettres qui sert aujourd'hui à entreposer les matériaux de récupération.
Dans un autre ordre d'idées, il faudra aussi penser à t'inscrire sur le planning des corvées ménagères car tout le monde doit mettre la main à la pâte pour que subsiste une bonne ambiance parmi les occupants du squat.
Pour gagner de l'argent tu devras te débrouiller pour faire la manche afin d'en capitaliser les recettes.
Bien sûr on ne fonctionne pas selon une logique libérale donc tu n'auras pas à moyenner finance pour satisfaire tes besoins les plus vitaux tels que manger ou s'habiller: notre initiative est pleinement soutenue par la plupart des associations d'aide aux sans-abri qui ont caché jusqu'à maintenant notre existence à la police.
- Et il y a déjà eu une descente de police dans le quartier?
- Jamais et s'il y a pu en avoir elles ne nous concernaient pas. On fait tout pour que le fragile équilibre sur lequel repose la survie du Radeau ne se brise pas comme une barque prise dans les vagues déchaînées car nous n'aurions alors nulle part où aller...
On ferait mieux de redescendre maintenant, tout le monde doit déjà nous attendre au réfectoire il est presque midi.
Son regard, rassurant et doux à la fois, m'envoûtait bien que je me rétractai lorsqu'il voulut m'embrasser.
- Tu me trouves rapide en besogne? Pourtant tu es la plus jolie et la plus poétique des femmes parmi toutes celles qui ont croisé la route de mon coeur.
Sa déclaration fut touchante et apaisa la douleur lancinante qui avait repris ses quartiers dans ma poitrine.
J'étais déchirée entre plusieurs pulsions me jeter dans ses bras ou retrouver ceux - tendres et protecteurs - de Phantom, choisir entre un amour épicurien et un amour exclusif à la fois destructeur et passionnel.
En fait j'aurais bien voulu concilier les deux mais cela était évidemment impossible.
Sol me précéda dans les dédales et les recoins du Radeau pour mieux m'expliquer la disposition des lieux et comment m'y orienter.
Mais lorsqu'on parvint à deux étages du hall il s'arrêta brusquement:
- Je te laisse. Rejoins-moi près du porche me chuchota-t-il à l'oreille.
Sans comprendre je le regardai s'éloigner furtivement.
C'est alors qu'en tournant la tête j'avisai Phantom, affaissé contre la rampe d'escalier telle une bancale statue de sel prête à s'effondrer.
Il pleurait.
Sans jouer la comédie.
Sans bruit.
Comme des larmes retenues depuis si longtemps que le moindre des soulagements était de les faire sortir.
Je me tins immobile et attendis.
Giboulées sentimentales.
Bruine printanière.
Soleil derrière les nuages.
Arc en ciel.
Accalmie.
- J'ai tant de regrets que ma vie entière ne pourrait suffire à réparer mes torts, m'avoua-t-il finalement, la gorge nouée.
- Dis moi pourquoi mais tu es déjà tout pardonné.
- Je me suis comporté comme un imbécile, distant, froid comme l'acier alors que je n'aurais pas dû: tu avais besoin d'une épaule amie pour te soutenir face à la perte impromptue de tous tes repères.
Moi aussi je l'ai vécue cette solitude forcée, celle qui est amère où on se pense abandonné de tous.
J'haussai les épaules, agacée:
- J'ai appris à vivre avec. C'est stupide de t'inquiéter pour moi, j'ai les nerfs solides.
Je battis en retraite le long de la cage d'escalier:
- Les autres nous attendent au réfectoire.
- Allons y.
Je décelai dans sa voix au ton soudain abrupt et péremptoire un mélange de déception et de résignation.