• Chapitre 8: Carnet de voyages

    Pendant que chacun vaquait à ses corvées ménagères du jour, Sol délaissa son balai et vint me voir. J’étais en train de ranger les tasses et les verres lorsqu’il s’adossa au plan de travail et referma le placard d’un geste de la main
    - Tu devrais apprendre à te défendre. Clara ne te lâchera pas tant que tu ne lui auras pas montré que tu es Luna Farewell et non Ghost une ado solitaire en marge, sans repères. Si tu veux je peux t’y aider à condition que tu y mettes un peu du tien.
    Un sourire éclaira mon visage :
    - Sol je te remercie de ta sollicitude mais il faut que je fasse mes armes par mes propres moyens.
    - Ce n’est pas en refusant l’aide d’autrui que tu deviendras forcément adulte. Ecoute je vais te raconter une histoire qui va te faire comprendre pourquoi l’acceptation de l’autre est essentielle pour avancer dans la vie.
    Il me prit par la main et m’entraîna à sa suite dans le hall :
    - Où va-t-on ?
    - Fais moi confiance, dit-il mystérieusement avec un clin d’œil en m’invitant à entrer dans un ancien appartement du rez-de-chaussée transformé en salon commun.
    L’endroit était spacieux et particulièrement lumineux comparé aux studios des étages supérieurs.
    Un pan de mur entier soutenait une bibliothèque hétéroclite de livres d’occasion ou neufs, de CDs, de DVD et de magazines trouvés ou achetés ça et là. Un canapé moelleux usé mais toujours en état de faire son office était calé sous l’immense baie vitrée. En face du coin bibliothèque trônait un téléviseur à tube cathodique branché sur un modem et un lecteur DVD/Blu-Ray. Enfin sur une table basse où traînaient des cours de toutes sortes faits sur feuilles volantes, un ordinateur portable de deuxième main était en veille, à demi ouvert.
    Sol me fit signe de m’installer confortablement et extirpa de sous les feuilles de cours un CD-ROM RW intitulé « Journal de bord » qu’il inséra dans l’ordinateur. Celui-ci mit du temps à se mettre en branle et à en charger le contenu mais finalement une boîte de dialogue s’ouvrit et Sol double-cliqua sur un document Word après en avoir déverrouillé le mot de passe.
    - En quelque sorte c’est le journal de bord quotidien du Radeau où chacun peut écrire et inscrire ses pensées de manière anonyme comme il l’entend, m’expliqua-t-il. Une sorte de roman de voyage écrit à plusieurs mains, en somme.
    Je commençais à lire la première page :
     
    Jeudi 1 octobre :
     
    Je viens d’avoir 16 ans et je me sens toujours considéré comme un gamin, un pauvre petit être sans défense qui n’arrive pas à grandir dans sa tête avec l’espoir naïf qu’une demi majorité c’est déjà le grand saut dans l’âge adulte. Normal j’ai toujours vécu dans du coton choyé par des parents possessifs qui ont du mal à admettre qu’un jour je puisse voler de mes propres ailes. Ils m’ont toujours répété que j’étais leur fils adoré, leur trésor le plus précieux et tout ce que des parents peuvent trouver de mélioratif pour convaincre leurs enfants de leur amour et de leur soutien cependant il y a un hic. A seize ans passés, je ne peux toujours pas sortir au-delà de minuit, boire de l’alcool ou avoir un scooter encore moins monter à Paris avec mes potes pendant les vacances.
    Bon et puis j’oubliais c’est bien beau tout ça mais pendant des années je me suis ennuyé à mourir en vacances chez mes grands parents alors que j’aurais bien voulu profiter des dernières soirées d’été avec mes amis avant de reprendre l’école.
    J’en ai marre mais comme jamais je ne me suis lassé de quelque chose ou d’une situation.
    Que faire ? Sans compter que mes parents m’ont juré de demander mon émancipation si je redouble encore cette année parce qu’ils ont en marre de devoir encore trouver un nouveau lycée à la dernière minute.
    Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Je suis bon élève mais les cours ne m’intéressent pas, comme si je flottais dans la quatrième dimension entre deux équations du second degré et un chapitre de Candide. Je ne me raccroche à rien mis à part ce vide grandissant qui me dévore de l’intérieur et qui me fait peur, cette peur inconsciente de l’inconnu.
    Qui suis-je en fait ? Voilà une question à laquelle étonnamment je ne saurais répondre avec précision. Quitte à tout recommencer à zéro, mieux vaut que je me fasse émanciper maintenant, comme ça j’aurais peut-être la réponse à mes questions.
     
     Vendredi 16 octobre :
     
    J’ai fait le grand pas et j’attends sur le quai que le train de 18h m’emmène vers la capitale. J’ai le cœur serré à l’idée que je fais peut-être la plus grosse bêtise de toute mon existence mais mes parents m’ont assuré que je serais toujours le bienvenu chez eux si par hasard je changeais d’avis Ma mère m’a regardé d’un drôle d’air lorsque j’ai fait mes valises mais n’a rien dit. Au moment de se quitter aux portes de la gare j’ai eu l’impression l’espace d’un instant qu’elle pleurait ; l’instant d’après elle m’a souri en me souhaitant bon courage pour la suite et bonne chance dans mes études.
    J’ai bien vu que son sourire était forcé.
    Le voyage s’est bien passé et à vingt heures j’errais au hasard dans les rues de Paris. Je n’avais nulle part où aller et personne sur qui compter. Mon seul point de repère était le lycée de ZEP où je devrais me présenter le lendemain. En désespoir de cause je m’installais avec mon barda en guise d’oreiller et d’abri improvisé dans le hall de la gare Montparnasse, au moins cela me faisait un toit chauffé pour la nuit. Je ne m’endormis pas tout de suite. Un groupe de jeunes passa, la clope au bec pour la plupart d’entre eux. Parmi eux il y avait une fille à peu près de mon âge qui portait à bout de bras plusieurs sacs de cours remplis à bloc. J’eus pitié pour elle mais je n’osais pas intervenir ne connaissant personne.
     
    Samedi 17 octobre :
     
    L’entrevue avec la directrice s’est passé comme un jeu d’enfant, mon dossier étant comme toujours excellent. Mais le lycée ne propose pas d’internat donc je suis contraint de me débrouiller par mes propres moyens. Dans ma classe une fille accepte de m’héberger le temps que je trouve de quoi me loger décemment. Elle s’appelle Clara. On fait un peu connaissance sur le chemin du retour. Le truc c’est que chez elle c’est une chambre dans un foyer pour jeunes et il se trouve que ledit foyer a un règlement relativement strict en ce qui concerne les entrées, les sorties et l’accès aux chambres pour les résidents et leurs amis. Finalement j’échoue dans une minuscule chambre guère plus grande qu’un cagibi qui donne sur une bouche de métro aérien donc impossible de fermer l’œil de la nuit.
    De plus les autres résidents ne semblent pas m’apprécier et me regardent de travers. C’est quoi le problème ? J’ai rapidement la réponse dès le lendemain au petit déjeuner à cause de Clara qui  prend un malin plaisir à humilier « Ghost », sa voisine de table qui part s’isoler sans un mot dans un coin de la salle commune.
    Je dévisage l’intéressée à la dérobée, c’est la fille d’hier soir. Elle est étrange mais elle ne ferait pas de mal à une mouche. Et plus important encore, au moment où nos regards se croisent je redescends de la quatrième dimension en vol direct. Je me sens tellement mal à l’aise que je préfère me conformer au comportement de la majorité à son égard. Cependant j’ai un pincement au cœur lorsque je constate qu’elle est carrément mise explicitement à l’écart par les éducateurs eux-mêmes qui semblent désespérés de son absence quasi-totale de sociabilité.
    Et c’est ainsi que je me fais tout bonnement renvoyer du foyer une semaine plus tard pour avoir voulu foutre un coup de poing dans la figure d’un résident échevelé qui voulait abuser de sa faiblesse au lit.
    Je suis désormais à la rue et je fais avec. Je n’aurais jamais envisagé que ma gentillesse naturelle pouvait me jouer des tours…
     
    Soufflée je ne prononce pas un mot à la lecture de ce journal intime de fortune.
    Sol se tourne vers moi :
    - Devrais-je aussi le faire lire à Clara ?
    Je gardais le silence un moment avant de répondre que non.
    Assommée je sortis dans le hall prendre l’air. Quelques résidents intrigués me regardèrent me mouvoir comme un automate en direction du réfectoire. Il n’y avait plus personne. Jovovich, un étudiant en langues étrangères appliquées biélorusse et fauché me lança :
    - Clara et les autres sont partis fumer une clope dans le coin.
    - Merci Jo, répondis-je laconiquement.
    Je sortis sur le boulevard et jetai un regard circulaire autour de moi. Personne.
    - Qu’est ce qu’il lui prend tout à coup ? s’enquit Jovovich auprès de Sol qui accourut pour m’accompagner.
    - L’amour mon pote, le cœur a ses raisons que la raison ignore.
    Il me guida vers la station de métro à l’air libre où tout le monde avait l’habitude de se retrouver pour fumer la clope de l’amitié après le déjeuner.

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