• Chapitre 2: Phantom:

    - Tout le monde me surnomme Ghost parce que je suis assez solitaire. En réalité mon nom complet c’est Luna Farewell. Et toi ?
    - Phantom.
    Je devais y comprendre qu’il n’engagerait pas plus la conversation alors je me lançai dans la lecture du 20 minutes du matin qui dépassait d’un bac à journaux avachi contre le mur. Dissimulée derrière la page Horoscope j’observai mon nouveau camarade de galère à la dérobée. Châtain glacé, aux yeux vert de gris, il était d’une maigreur impressionnante mais pas au point d’être squelettique dirais plutôt qu’il ressemble à une asperge ambulante.
    Le regard dans le vide, il astique distraitement son instrument d’une main l’autre fouillant sa besace en quête d’un chapeau quelconque sans doute pour faire la manche. Il ne me décoche pas le moindre regard.
    Tant pis si la question paraît débile :
    - T’es à quel lycée ? Pour ma part je fais des pieds et des mains depuis l’année dernière pour décrocher un stage de coiffeuse-esthéticienne, et toi ?
    - Viens de passer le bac. Cherchais à aller en fac cette année mais c’est râpé.
    - Pourquoi tu ne retournes pas vivre chez tes parents ?
    - De quoi tu te mêles ? Contente toi de lire le 20 minutes et laisse moi tranquille.
    Décidément il est buté. Il ferait mieux de se rabibocher avec Clara. Au moins pourraient-ils s’arranger de quelque façon que ce soit pour vivre en colocation dans une cité U. Pour ma part je n’aurais plus à supporter sa mauvaise humeur.
    La douce mélodie de Like A Hobo me tire de mes réflexions. Je tourne la tête : Phantom est adossé nonchalamment contre le mur, son harmonica volant le long de ses lèvres au gré des multiples harmonies de la chanson.
    Malgré mes griefs contre son caractère d’ours, je dois lui reconnaître une indéniable sensualité : il est tout comme un oiseau prêt à s’envoler de la monotonie grisâtre des gares parisiennes.
    Je me sens à peu près dans le même état mais avec du plomb dans l’aile. Contrairement à lui je n’ai personne sur qui compter.
    Je le sens m’échapper inexorablement, minute par minute.
    Une larme roule le long de ma joue avant de s’écraser contre la paroi plus très imperméable de mon duvet.
    Mon cœur bat à plein régime.
    Alors que je prends de plus en plus plaisir à l’entendre jouer.
    Soudain le silence revient au galop : pourquoi ?
    En fait il me tend son instrument :
    - Tant qu’à faire si on galère ensemble, soyons solidaires.
    Je suppose qu’il se moque de moi. Ca se voit que je ne suis pas musicienne sinon je me serais essayée à l’accompagner au chant tout à l’heure.
    Ce que je connais en musique se résume à la gamme de base do ré mi fa sol la si do et puis basta jamais été motivée pour me mettre au moindre instrument.
    A chacun son truc. D’ailleurs je viens d’avoir une idée : et si j’achetais un jeu de tarot ? N’importe qui peut se prétendre astrologue ou médium de nos jours.
    Première étape, rassembler rapidement plus de trente centimes. Deuxième étape, dénicher un magasin qui vend ce genre de jeu. Troisième étape (si j’y parviens) savoir suffisamment jouer la comédie pour me donner des airs de voyante.
    Mon principal problème en l’état actuel des choses c’est de trouver les finances. Et une seule solution : va falloir voler. Ca ne me fait pas peur mais je vais définitivement perdre l’estime de Phantom. Tiraillée, je me glisse hors de mes couvertures, tente discrètement de m’éclipser alors qu’il a le nez dans sa besace à la recherche de quelque argent, en toute évidence pour s’acheter à manger.
    D’ailleurs c’est pourquoi mon plan finit par tomber à l’eau puisqu’il se met à me suivre. Refusant de céder à la panique j’essaie de réprimer une pointe d’angoisse qui me traverse lorsque je prends conscience que le coup du « j’ai une soudaine envie de sandwich » est sans doute un prétexte pour me surveiller de près. J’espère qu’il ne lit pas dans mes intentions comme dans un livre ouvert.
    Gênée je me réfugie dans le premier photomaton à ma portée. A travers le rideau je le vois scruter les environs puis s’en aller. Bingo, il m’a démasquée. Je jette un coup d’œil dans le corridor : plus personne la voie est libre. Je m’engage prudemment vers le kiosque à journaux situé juste à proximité de ma cachette improvisée. Le buraliste me dévisage d’un œil soupçonneux alors que je feuillette en diagonale le rayon magazines féminins à la recherche de ceux autour de l’astrologie. A mon grand dam il n’y en a aucun. Je m’apprête à repartir quand j’aperçois un jeu de tarot dépasser du présentoir où se pavanent les magazines de mode – que je considère comme un luxe de riches pour le prix des produits et des vêtements dont ils vantent respectivement les bienfaits et la qualité.
    Bref, je glisse subrepticement le jeu dans ma poche et repars par où je suis venue, l’air de rien même si je n’en mène pas large.
    Alors que je rallie le hall au pas de course, j’ai à nouveau l’impression d’être suivie. Je voudrais accélérer mais quelqu’un m’attrape par l’épaule me faisant trébucher :
    - LACHEZ MOI ! AU SECOURS ! QUELQU’UN !
    - Hé du calme, ce n’est que moi !
    Je fais volte-face. Phantom. Deux sandwichs à la main il me regarde avec stupéfaction :
    - Tu fais une piètre voleuse ma vieille. Crier aussi fort équivaut à te dénoncer illico.
    C’est quoi ce revirement de situation ? Il y a cinq minutes il m’accordait à peine un regard et à présent il se comporte comme le grand frère que je n’ai jamais eu. Bizarre mais pas désagréable vu le temps qu’on va passer ensemble.
    Il m’explique le pourquoi du comment alors que nous nous dirigeons ensemble vers le hall :
    - Ce n’est pas la première fois que je me retrouve à la rue. Lorsque mes parents ont demandé mon émancipation l’année de mes 16 ans je n’avais nulle part où aller. Donc je continuais à aller au lycée mais quand je rentrais le soir c’était dans le meilleur des cas dans un centre d’accueil pour jeunes sans abris et la plupart du temps au fin fond de la station de métro la plus proche. Heureusement je n’étais pas mis à l’écart car mes amis me soutenaient en récupérant du rab au self qu’ils me faisaient passer en cachette et me donnaient de vieilles fringues qu’ils ne mettaient plus mais qui restaient tout à fait acceptables. C’est durant cette période que j’ai pris conscience de l’importance de l’autre. Lorsqu’on vit dans la rue il ne faut absolument pas rester isolé sinon on se laisse trop aller.
    Avoir vécu à l’abri d’un foyer durant toute ton adolescence a dû être confortable mais ne t’a pas poussée à apprendre comment vivre par toi-même, n’est ce pas ?
    - Au contraire c’est un univers plus dur que la rue car tu ne peux rien obtenir si tu ne décides pas à voler voire à dealer. Le moindre passe-droit, la moindre cigarette, le moindre temps libre s’achetait soit en trafiquant soit en travaillant comme un larbin. Inutile de dire que j’entrais davantage dans cette seconde catégorie vu le mal que j’avais pour me défendre.
    Etonnant, je ne me suis jamais autant confiée à quelqu’un excepté la psy du foyer.
    Peut être parce que Phantom est le premier à me comprendre sans me juger.
    Comme un grand frère.
    Nos mains se cherchent.
    Effleurement aussi léger qu’une plume.
    Nos doigts s’enlacent.
    Amitié naissante.
    Nos regards se croisent.
    Je suis amoureuse.
     
    Un bruit de talkie-walkie nous fait brutalement revenir à la réalité : le bad, c’est les flics :
    - Vous avez vos papiers ? s’enquit narquoisement l’un d’eux.
    Phantom sort les siens quant à moi je montre mes poches vides ça fait longtemps que les miens sont périmés.
    Phantom est invité à se rendre dans le centre le plus proche, moi je me vois embarquée pour une nuit en garde à vue.
    Je perds le contrôle, explose de l’intérieur. Mes larmes coulent toutes seules : alors que je suis supposée avoir enfin  trouvé l’amour, celui-ci me file déjà entre les doigts, de plus en plus ténu à mesure que le fourgon m’emmène vers mon nouvel asile, un vieux commissariat même pas aux normes vu l’état des locaux.
    On me fourre dans une cellule à moitié délabrée où je dois attendre qu’on vienne m’interroger.
    J’ai le dos en compote, la gorge sèche, l’estomac au bord des lèvres mais je tiens le coup en espérant sans vraiment y croire d’être placée dans le même centre d’accueil où Phantom s’est installé. De toute façon ils ne peuvent pas faire autrement c’est le seul centre de l’arrondissement.
    Malheureusement l’interrogatoire se passe mal.
    Ils me fouillent et retrouvent de la cocaïne dont j’ai stupidement oublié de me débarrasser à la sortie du foyer en me disant que je pourrais la revendre le cas échéant.
    Comme je n’osais pas dealer du temps où je vivais là bas je m’étais vite retrouvée avec une bonne dizaine de sachets sur les bras.
    Ensuite ils me questionnent sur mon contexte familial. Je suis bien obligée de leur avouer que j’ai vécu six ans en foyer parce que ma mère m’a confiée à la DASS le jour de mes douze ans pour me protéger des accès de violence de mon père qui refusait de divorcer.
    Ce jour là ils nous avaient perdues moi et leur autorité parentale vu la mauvaise tournure qu’avait prise leur énième dispute.
    Enfin ils découvrent en voulant me ficher que mes papiers sont périmés depuis que j’ai quitté ma famille.
    Résultat, un mois ferme et placée en famille d’accueil jusqu’à mes vingt et un ans.
    Ca me donne envie de m’envoyer en l’air tant cette cellule sordide et la condescendance simulée de mes geôliers grignotent le peu d’espoir qu’il me reste de retrouver Phantom.
    Je préfère encore vivre à la rue plutôt que de rester une minute de plus dans ce que je soupçonne être ma future prison.

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