18h00:
Assise face à la mer, Samantha contemplait l'horizon. Le matin même elle avait reçu un mail de la direction de la faculté de médecine lui indiquant qu'elle y était refusée.
Cela ne l'étonnait guère. Elle s'y était inscrite pour faire plaisir à sa mère tout en sachant qu'il était invraisemblable qu'elle y soit acceptée car elle avait obtenu son bac mais sans mention.
Issue d'une famille de notables normands Catherine Duval se vantait de sa précocité car sa fille venait de décrocher son bac à 17 ans. Ce que sa mère ignorait c’était que durant toute son adolescence elle avait fait semblant d'être précoce afin d'attirer l'attention. Samantha se sentait ignorée et laissée à elle-même.
Le plus curieux était qu'elles ne se ressemblaient pas du tout. Grande et élancée Samantha disposait d'un visage aux traits eurasiens marqués encadrés d'une épaisse et chatoyante chevelure auburn tandis que Catherine avait davantage un physique caractéristique des pays nordiques.
Son plus grand souhait était de réaliser le tour du monde mais sa mère désapprouvait totalement ce projet car elle estimait qu'à 17 ans sa fille n'était pas encore suffisamment mature pour voyager en solitaire. Cela exaspérait l'adolescente au plus haut point car elle aurait préféré partir à l'aventure plutôt que de commencer ses études immédiatement après le lycée. Ce qu'elle avait volontairement omis de préciser à sa mère était qu’elle avait effectué en cachette tous les préparatifs nécessaires pour mener à bien son voyage initiatique en catamaran. Depuis toute petite elle rêvait de partir en mer mais Catherine se refusait à lui payer des cours de voile car elle estimait cette activité trop dangereuse pour une jeune fille de son rang.
Ce qui poussait Samantha à répondre à ce besoin vital d'indépendance était un rêve qui revenait chaque nuit la hanter de façon récurrente. À la manière d'un film elle assistait au naufrage d'un catamaran pris au piège dans un typhon. Une petite fille de sept ans environ lui ressemblant énormément s'accrochait aux cordages en hurlant à l'aide tandis que ses parents étaient éjectés au cœur du tourbillon au milieu des débris du bateau qui se désagrégeait petit à petit. À l'opposé de cette scène de cauchemar s'ensuivait le calme plat. Dans la mer redevenue paisible, la fillette flottait cramponnée à un unique bidon de plastique blanc qui avait dû servir à transporter les effets personnels de la famille. Puis un bateau de plaisance arrivait au loin et c'était à ce moment-là que Samantha se réveillait en sursaut.
Sur les conseils appuyés de sa mère, elle consulta en quelques années la totalité des psychiatres de la région mais jamais aucun ne trouva de réponse vraisemblable à lui donner. Ainsi elle endura chaque nuit le même calvaire sachant qu’elle n’osa aborder l’hypothèse d’une possible adoption car elle avait suffisamment confiance en sa mère pour savoir qu’elle ne lui cacherait pas un tel secret bien que cela était inscrit dans les mœurs familiales de parler à demi-mots par sous –entendus : les silences omniprésents étaient lourds de sens et les mots pesés avec soin pour ne froisser quiconque.
Perdue dans ses pensées elle n'avait pas vu le soleil décliner. « Déjà 18:00 ! » S'exclama-t-elle intérieurement en s'empressant de rassembler ses affaires. Elle remonta le long de la plage et longea le sentier côtier jusqu'au manoir de ses parents. Postée à la fenêtre comme à son habitude Catherine Duval délaissa sa lecture pour aller l'accueillir au portail afin de la sermonner :
- Pourquoi rentrer à une heure pareillement tardive Samantha ? Vous pourriez faire de mauvaises rencontres en chemin sait-on jamais…
- J’ai seulement fait un détour par la plage pour apprécier le coucher du soleil, soupira sa fille, exaspérée par ce discours tenu maintes fois par sa mère.
Elle la précéda jusque dans le vestibule où Catherine prit soin de lui rappeler d’ôter ses sandales avant de passer au salon où le sol venait d’être impeccablement récuré par Josette la vieille femme de ménage qui servait la famille aussi loin que Samantha s’en souvienne. Josette était discrète à en être fantomatique, parlait peu mais n’en pensait pas moins comme l’adolescente avait souvent pu le constater. Puisque la vieille domestique comptait sur ce travail à temps plein pour faire vivre toute sa famille, elle ne la dénonça jamais à sa mère mais régulièrement la surprit à se tromper sciemment de condiment lors de la préparation des repas de la journée, à chambouler le rangement des placards ou à mettre son grain de sel dans les dîners mondains organisés par sa patronne dès que celle-ci se montrait méprisante envers elle qui devenait inexplicablement indésirable lorsque le gratin des armateurs de la région était convié pour des soirées d’affaires.
Ce soir là Josette aurait du finir plus tôt mais les deux femmes la découvrirent encore dans le salon à épousseter vaguement un lustre : en réalité elle les avait attendues patiemment :
- Vous pouvez disposer Josette annonça Catherine.
La ménagère ne daigna pas répondre instantanément comme elle aurait du : Samantha lut même dans ses yeux un mépris et une colère froide qui ne lui étaient pas coutumiers
- Ca ne se passera pas comme ça, vous ne pouvez pas éternellement nier votre faute face aux juges Madame, persifla-t-elle en agitant un bidon en plastique blanc à bout de bras. J’ai trébuché là-dessus lorsque je suis descendue chercher un chiffon propre à la cave et il y a des vêtements et des jeux d’enfant dedans. Il y a prescription me direz-vous mais c’est curieux que les secrets les mieux gardés refassent surface seulement maintenant n’est-ce pas ?
- Je ne vois pas de quoi vous parlez ma chère, disparaissez de ma vue, répliqua sèchement sa maîtresse, les lèvres serrées.
Josette s’exécuta de mauvaise grâce et s’éclipsa non sans avoir pris soin de poser le bidon en évidence là où Mme Duval buvait sa tisane chaque soir en lisant un peu de poésie avant de dormir.
20h00
Le dîner fut particulièrement amer mais ni Catherine ni Samantha ne s’en plaignit trop occupées à se dévisager placidement d’un regard à la fois évocateur et courroucé. Aucune parole ne fut échangée, seul le cliquetis des couverts et le bruissement des serviettes rythmèrent les phases successives du repas.
De temps à autre elles épiaient du coin de l’oeil le bidon clairement porteur de bien des traumatismes.
- Mère, Genma requiert mon aide toute la journée de demain durant, je ne pourrais assister à mes classes de remise à niveau, avança prudemment Samantha au moment du dessert.
- Vos études passent en premier, rétorqua laconiquement sa mère.
La jeune fille baissa les yeux, elle se savait en terrain glissant si elle contredisait sa mère sur ce point.
Pourtant une pointe de déception vint la tarauder car cela lui enlevait l’occasion d’échapper pour une fois encore aux contraintes sociales et protocolaires imposées par son milieu.
Elle ne se sentait complètement vivante que lors des rares occasions où elle descendait jusqu’au village pour effectuer un emploi d’auxiliaire de vie chez Genma Gekko doyenne du faubourg et vieille navigatrice à la retraite de son état. Les récits de voyage de la vieille femme la fascinaient à tel point qu’elle aurait rêvé d’être sa petite-fille juste pour l’accompagner dans ses périples vers des contrées aussi paradisiaques qu’inexplorées par l’homme : selon Genma celui-ci était bien stupide de penser avoir tout découvert, tout expérimenté car le monde avait plus d’une merveille dans son sac.
Après que tout ait été desservi Samantha monta dans sa chambre se préparer pour la nuit puis redescendit au salon consulter son Iphone posé sur le rebord de la cheminée.
Le reste de la soirée se passa dans un silence absolu.
- Il est temps d’aller dormir, déclara finalement sa mère deux heures plus tard.
- Etant donné le comportement de Josette vous me cachez quelque chose, qu’est ce donc pour vous mettre dans un tel état de nerfs ?
- Ce n’est rien qui doive vous inquiéter pour l’instant. Allez dormir à présent, vos cours de rattrapage commencent à la première heure. Ensuite vous assisterez au séminaire de bonnes manières que je vous ai suggéré la semaine passée je vous prie. Ceci fait vous pourrez prendre du bon temps au village si le cœur vous en dit mais pas avant.
En son for intérieur Samantha se surprit à ricaner : le lendemain à l’heure où la maisonnée se mettra en branle elle serait déjà loin. La première partie de son plan était déjà en marche: elle allait fuguer.