Dave fut transféré par hélicoptère en urgence vers le CHU de Brest ainsi je ne fus pas autorisée à le suivre.
Donc je passai la nuit dans le minuscule guet qui servait de chambre à Steve et repartis à l'aube par le premier train pour Paris.
Les jours, les semaines, les mois passèrent sans que je sache exactement ce qu'il était advenu de mon bien-aimé. Son numéro de portable fut rapidement périmé et il ne répondait pas aux mails, pareils à des bouteilles à la mer, que je lui envoyai.
Je devins en apparence une étudiante modèle cependant vide et brisée à l'intérieur: à mes yeux tout paraissait terne, monotone, sans vie.
Tant et si bien qu'au bout du compte, je finis major de ma promotion sans trop savoir pourquoi ni comment, sans l'avoir réellement voulu: à la fois cela me plaisait et me faisait peur. D'un côté ma future carrière était indubitablement assurée. Mais de l'autre j'avais l'impression que ma vie était devenue comme une locomotive hors de contrôle qui viendrait de se mettre sur les rails d'une existence paisible et rangée car toute tracée d'avance.
En acceptant de mener une mission d'intérim en tant que secouriste pour la saison à venir j'ignorais néanmoins que l'équilibre fragile qui me maintenait jusque là en vie allait de nouveau voler en éclats.
Sans réfléchir j'avais répondu à l'annonce. L'offre était alléchante d'autant plus que le centre de secourisme demandeur avait installé son activité sur la côte bretonne.
En lisant l'intitulé je m'étais dit qu'un mois de répit avant la reprise m'allait être bienfaiteur mais j'étais loin de me douter qu'il s'agissait du centre où travaillait Steve. J'avais vaguement entrevu une photo accompagnant l'offre d'emploi mais n'avais pas tilté même en lisant la légende qui vantait les mérites de leur fameux système de caméras.
Il ne parut qu'à moitié heureux de m'entendre lorsque je luis appris la nouvelle par téléphone. Bien entendu il ne rechigna pas à ce que son patron m'engage d'emblée mais je sentis une certaine nervosité dans le ton légèrement acerbe avec lequel il me parla.
Je lui fis part de mes soupçons, il me répondit que cela n'était qu'à cause du boulot mais j'eus aussitôt la désagréable impression qu'il me mentait délibérément et mon moral déjà à plat en prit un tel coup que je lui raccrochai au nez sans explication. Je devais me faire à l'idée: il me fallait soit reprendre pied soit aller consulter. Me sentant dès lors abandonnée de tous et par tous, de jour en jour ma dépression alla de mal en pis.
Dans le TGV qui me mena en Bretagne j'eus à loisir suffisamment de temps pour dresser un bilan des sept derniers mois qui se révela peu flatteur: si je ne tentais pas davantage de m'en sortir j'allais à coup sûr finir de nouveau en psychatrie et ceci pour de bon.
A ce stade je fus cependant tirée de mes pensées par l'arrivée d'un groupe de vacanciers gérés par un petit bout de femme aux cheveux multicolores habillée de fluo de la tête aux pieds. De prime abord je la jugeai excentrique mais je m'apercus qu'en réalité elle dirigeait tant bien que mal un groupe d'hospitalisés de toute sortes désireux de prendre des vacances loin de Paris au bord de la mer. Par solidarité je lui prêtais main forte pour en installer certains, rassurer d'autres qui n'avaient encore jamais pris le train.
C'est ainsi qu'elle me proposa de l'assister dans son boulot d'auxiliaire de vie dès lors que nous arrivâmes à destination.
Leur "patronne" comme la surnommaient ses patients avec taquinerie - elle s'appelait toutefois Estelle- réserva même une chambre supplémentaire pour me loger dans le même gite qu'eux et m'invita au pot d'accueil organisé en leur honneur par la direction.
La soirée me permit de sympathiser avec la plupart des patients afin de mieux cerner leurs personnalités et leurs attentes.
La journée du lendemain marqua le début de mes quatre semaines de congé, rythmées par mon travail d'auxiliaire de vie le jour et ma mission de secouriste la nuit. Tenir une telle cadence n'était pas particulièrement épuisant néanmoins j'avais peu de temps libre ce que j'arrangeais par de longues promenades relaxantes le long de la plage au crépuscule.
Cependant ce bien être physique et moral tourna court au bout de quelques jours seulement à cause de la fatigue accumulée par un manque de sommeil évident devenu impossible à cacher.
A force de persuasion Steve m'obtint deux jours de congé auprès du patron mais sachant d'avance que ce ne serait pas assez pour récupérer suffisamment je préférai démissionner.
En rentrant de patrouille le soir de mon départ anticipé j'eus la surprise de découvrir que mes collègues avaient organisé dans les règles de l'art une soirée karaoké à thème en guise d'adieu.
Steve avait même eu la délicatesse d'y inviter mes patients devenus au fil du séjour mes amis.
Aucun détail n'avait été laissé au hasard. Les lampions multicolores, les photophores allumés de mille lueurs chatoyantes par de dansantes lucioles rendaient l'atmosphère quasiment féerique.
Ce qui le fut moins était que je sois obligée de monter sur scène pour chanter.
Tremblants mes doigts faillirent se dérober lorsque mon tour arrivé je m'emparai du micro. Je n'avais absolument aucune chanson en tête.
Aphone, je restai figée sur place regardant le public s'impatienter sans savoir comment y remédier.
Soudain je captai le regard de Steve, à la fois lourd de déception et de mépris.
Sans réfléchir je me lançai à l'assaut de la première chanson qui me passa par la tête et le hasard dut s'arranger pour que ce soit Goodbye my lover.
Trois minutes plus tard lorsque j'allongeai les dernières notes sous les applaudissements je perçus nettement des sanglots étouffés par le vacarme ambiant.
Etonnée je parcourus rapidement des yeux l'assemblée: tout le monde me regardait plus ou moins excepté quelqu'un, un peu à l'écart dans le fond, qui me tournait le dos.
Assis dans un fauteuil roulant avec ses cheveux coupés court et ses traits émaciés je ne le reconnus pas dans l'immédiat mais j'eus le bonheur de constater qu'il s'agissait bien de David.
En quelques mois à peine la vie en milieu hospitalier l'avait complètement changé à tel point que son regard seul suffisait à prouver qu'il n'était plus illusionné par ses rêves d'absolu. Il semblait plus mature, éprouvé par la vie.
Inopinément Steve réapparut sur scène:
- Dis moi le choix de cette chanson n'était pas fortuit n'est ce pas?
J'acquiesçai en me raclant nerveusement la gorge:
- Oui, je voulais faire comprendre à celui que j'aime que je tiens encore à lui même si nos vies s'apprêtent à prendre des directions bien différentes. Dans mon cœur il restera à jamais mon meilleur ami...
- Juste amis? s'enquit doucement une voix amplifiée par les enceintes Dolby de part et d'autre de la scène.
Je relevai vivement la tête pour voir Dave me dévisager fixement.
Les larmes aux yeux, ncapable de soutenir la force de son regard je m'enfuyai en courant.