• 11- Décision

    Le moment vint de partir pour de bon. Après les émotions de l’été riche en péripéties qui venait de s’écouler je devinais que j’avais besoin d’une bonne cure de repos dans un lieu qui m’était familier, mon appartement parisien.
    Steve reprenait des forces jour après jour et ainsi tout semblait aller pour le mieux pour tout le monde. Il garderait sûrement des séquelles de son agression mais le traumatisme engendré allait guérir avec le temps.
    Tout était rentré dans l’ordre du moins pas pour moi : il me restait encore une tâche délicate à accomplir sans détours et pas des moindres.
    Cette fois impossible de me défiler. Donc le jour de mon départ juste avant de partir à la gare, mes valises fraîchement préparées je me rendis à l’étage où logeait David.
    Je sentis l’émotion m’étreindre la gorge jusqu’à paralyser mes cordes vocales mais je résistai avec courage à la tentation de pleurer à chaudes larmes comme une enfant.
    Je ne voulais pas lui révéler par inadvertance cette part de moi même, pas encore tout au plus. Pourtant il en fut tout autrement lorsque je croisai son regard vide, sans éclat. Il me dévisageait comme une étrangère qu’il peinait à reconnaître.
    Rien que de le voir enchaîné à tous ces équipements médicaux rutilants par des dizaines d’électrodes me lacérait le cœur et ramenait à la surface tant de regrets venus du passé.
    Les joues humides de larmes j’accourus pour le serrer dans mes bras :
    - David… c’est Emilie… Ellie… je- je te demande pardon ! Je suis tellement, tellement désolée : c’est de ma faute si…
    - Ellie tu es toujours demeurée la même… assumant sans sourciller le poids de la douleur d’autrui sur tes épaules sans jamais te préoccuper de toi même. Tu m’as tellement donné et je t’ai si peu offert : je suis celui qui doit te demander pardon.
    Il baissa les yeux :
    - Je suis profondément désolé pour t’avoir causé tant de malheur et de tristesse.
    Je fus incapable de prendre une décision dans un sens comme dans l’autre. J’étais venue pour discuter des circonstances de notre séparation forcée : lui était résolu à me présenter ses excuses les plus plates.
    Que faire, plus que tout comment réagir ?
    Il me regarda avec des yeux éperdus brouillés de larmes :
    - S’il te plaît reste encore un peu… Cette fois ne m’abandonne pas…
    Il porta une main tremblante à ma joue pour effacer une larme perdue :
    - Tu pleures.
    - Dave… je…
    - Ne dis rien, murmura t il d’une voix implorante. Je sais parfaitement les raisons de ta venue, inutile de prétendre être simplement passée par hasard pour me dire au revoir.
    Après tout fais comme il te plaît, comme à ton habitude. Mais sache que tu te feras autant d’amis que d’ennemis à agir ainsi au gré de tes caprices.
    Mais au moins sois honnête avec toi même. Tu ne dois laisser personne diriger ta vie au point d’en devenir une spectatrice.
    J’aimerais qu’on fasse une promesse....
    Il prit la paire d’anneaux dorés qu’il portait habituellement en boucles d’oreilles et mit l’un d’entre eux. Il se tourna de nouveau vers moi la main tendue : au creux de sa paume l’autre étincelait :
    - Peux tu mettre celui ci s’il te plaît ?
    - Bien sûr, acquiesçai je avant de m’exécuter.
    - Promets moi que le jour de nos retrouvailles venu tu seras devenue une femme libre qui ne s’en laisse pas compter par les apparences.
    C’était une promesse peut être difficile à tenir mais je me sentais prête pour et obligée d’aborder l’existence sous un nouvel angle :
    - Je te le promets.
     
    Déjà dix ans avaient passé depuis ce fameux été qui avait décidé de ma vie.
    Ma carrière filait telle une étoile filante, riche en succès comme en échecs mais toujours je marchais avec assurance le regard porté droit devant moi.
    Comme David l’avait prédit ma vie amoureuse était un désastre. Constamment en voyage aux quatre coins du monde pour des raisons professionnelles variées, il m’était impossible de construire quoi que ce soit avec qui que ce soit.
    Mais à bien réfléchir cela m’importait peu. J’étais forte, j’avais gagné ma renommée et mon train de vie aisé à la sueur de mon front et à mon insatiable désir d’indépendance et je n’allais pas laisser ma nouvelle liberté de femme active s’écrouler comme un château de cartes. Un vide immense m’habitait et me rongeait de l’intérieur mais allant et venant sans crier gare ce sentiment de manque repartait aussi vite avalé par le tumulte urbain, le vrombissement des avions parés au décollage et l’écho assourdissant des salles de conférence. Je m’étais bien entourée avec la société des gens comme il faut, une foule de prétendants se prosternait presque à mes pieds et pourtant je me sentais seule. Tellement seule. Vite le quotidien, les soirées mondaines reprenaient le dessus et j’en venais presque à oublier cet insondable et effrayant abîme de solitude qui me narguait avec sarcasme. Vous devriez faire ceci, vous devriez dire cela : j’avais tant à faire, tant à penser que c’était bien la moindre de mes préoccupations.
    Et puis un jour, un autre de ces matins tristes comme un jour sans pain brusquement ma vie s’arrêta, à l’angle de ce boulevard où tout avait commencé et tout allait s’arrêter. Mais je  ne réalisai ce détail seulement lorsque j’entendis l’ambulance vrombir au loin. L’écho m’était terriblement familier. En dix ans le quartier avait tellement changé que je ne l’avais pas reconnu au premier regard.
    Par ce matin glacial de janvier il faisait déjà un froid arctique bien que l’hiver n’avait pas encore revêtu son beau manteau de neige.
    Pour me réchauffer j’étais entrée dans ce petit café d’angle boire un café serré en attendant mon taxi avec impatience.
    S’il avait une minute de retard supplémentaire j’allais rater l’occasion d’arriver à l’aéroport en avance. Toute mon attention était focalisée sur ce qui se passait à l’extérieur le long du boulevard.
    Et puis il y eut la fillette au bonnet blanc crème et l’écharpe rose vif.
    Elle s’amusait à prendre son élan, et patiner à toute allure sur les plaques de verglas. Je dois dire qu’elle maîtrisait ses mouvements avec technicité sûrement bien entraînée mais c’était troublant de constater que quiconque ne semblait conscient du danger. Au moindre faux pas ou dérapage incontrôlé elle pouvait à tout moment être fauchée par une voiture passée trop près, passée trop vite.
    Mon cœur s’emballa d’angoisse. Je ne pouvais détacher mes yeux  de cette petite comme si elle était ma propre fille. Elle devait avoir six ans, elle aurait tout à fait pu être ma fille si j’avais eu une vie différente. Une vie différente ? Je me surpris à avoir des regrets et du remords. Et si ma vie avait été différente. Et si j’avais rencontré un mari aimant. Et si j’avais eu des enfants. Et si je m’étais donné les moyens d’accéder au bonheur d’être une femme complète et épanouie.
    Je touchais sans réfléchir l’anneau en or qui décorait mon oreille.
    Si seulement. Mais non visiblement j’avais passé mon tour.
    J’eus une soudaine envie de pleurer sans raison particulière.
    Un bruit de freins assourdissant fendit l’air faisant trembler les vitres.
    Sans réfléchir je me levais d’un bond et accourus dehors envoyant valser au passage ma chaise qui se fracassa violemment sur le sol.
    Le temps se figea à la seconde ultime où je saisissais la fillette en plein vol.
    Après plus rien.
     
    - Dégagez, chargez !
    C’était inutile. Aspirée par les ténèbres je me préparais au plus long des voyages.
    Et puis car dans les derniers instants tout peut encore arriver.
    - Bandes de fieffés incompétents tous autant que vous êtes ! Plutôt que de bailler aux corneilles espèces d’imbéciles laissez le rôle principal à Estelle qui va vous apprendre à faire votre métier dans les règles de l’art !
    Estelle ! Qu’est ce qu’elle fabriquait à Paris ? Avait elle déménagé ? Toutes ces questions sans réponse  ne me donnaient plus envie de me laisser mourir tout à coup.
    - Maman, la dame ne va pas mourir, n’est ce pas ?
    « Maman ? » Je marquais un temps d’arrêt : avais je bien entendu ? La fillette… était ce la fille d’Estelle ?
    Impossible, c’était impossible. Quel cruel hasard que de vivre des retrouvailles tant attendues alors que j’étais sur le point de mourir !
    - Ecarte toi Emilie, les grandes personnes s’occupent de tout.
    Je voulus appeler le nom d’Estelle mais j’étais trop faible, extrêmement affaiblie.
    - Tenez bon madame ! s’exclama Emilie.
    J’esquissai un pâle sourire :
    - Tu portes un joli prénom… chuchotais je d’une voix rauque. Pour tout un chacun il y a un commencement et une fin. Tu as… la vie devant toi. Vis chaque jour comme si… c’était le dernier. Et surtout…  n’oublie pas les mots essentiels qui illumineront ta route…
    - Hé vous ! Vous comptiez prendre la fuite ?
    Mon cœur bondit au son de cette voix. Je dus résister contre la torpeur qui m’envahissait : je ne voulais pas fermer les yeux, je ne voulais plus fermer les yeux. Pas maintenant c’était trop tôt.
    - Ecartez vous monsieur, laissez les secours faire leur travail.
    Une main effleura mon cou :
    - Elle vit encore, ne pouvez vous rien faire pour la sauver ?
    - Son pouls est trop faible, dans tous les cas envisageables elle ne survivra pas ou pour peu de temps tout au plus.
    Sans le voir je devinai son émotion de se savoir regretté : en effet la boucle d’orielle en or qu’il m’avait offerte en guise d’adieu ne m’avait jamais quittée. Son désespoir se peignit dans le ton de sa voix lorsqu’il parla à nouveau :
    - Je vous en prie, faites tout ce qui est en votre pouvoir pour la ramener à la vie ! S’il vous plaît !
    - Je vous l’ai déjà dit on ne peut rien faire contre les lois de la nature. Je suis désolé.
    Si vous n’avez jamais vu un homme pleurer à chaudes larmes, en cet instant ses joues se couvrirent de larmes incoercibles. Estelle prit Emilie par la min et lui demanda gentiment de rester en retrait. Silencieuse elle contempla David prosterné à mon chevet avec compassion. Elle se montra compréhensive et ne manifesta aucune jalousie  Aussi chanceuse que je puisse être dans son regard comme dans son expression du visage.
    Que faire, que penser lorsqu’il vous reste moins de trois minutes à vivre peut être est ce quantifiable en secondes ?
    Rien. Voir sa vie, trop courte, défiler. Regarder un ami pleurer toutes les larmes de son corps sans avoir le pouvoir de le réconforter et le consoler. Sentir la pluie infiltrer et imbiber les vêtements coûteux que je devais porter pour la conférence.
    « Je veux vivre ! »
    « Je veux vivre ! »
    « Je veux vivre ! »
    Quand j’étais sur le point de trouver un sens à ma vie, la vie m’abandonnait quelle injustice ! Aussi chanceuse que j’avais pu être à toutes les étapes de la vie, cette fois je n’avais pas de troisième chance. Je n’allais pas en réchapper une fois de plus à dix ans d’intervalle.
    Le noir m’absorba : plonger dans l’inconnu et l’invisible était effrayant mais la lumière m’attendait au bout du tunnel.
     
    Même engourdi mon bras était douloureux ce qui m’indiqua que mes sensations étaient intactes. J’avais froid, j’avais chaud, mes nerfs tendus comme des élastiques prêts à craquer. Je touchais mon buste : mon cœur battait à intervalles irréguliers mais était encore opérationnel. A la sensation de tissu sous mes doigts cela ne faisait aucun doute que j’étais affublée d’un bandage abdominal sans doute bardé d’électrodes. J’ouvris les yeux : à première vue si le paradis était un espace entouré de quatre murs blancs dénudés avec des appliques murales blafardes pour seul ornement, j’aurais largement préféré rester hanter la réalité cela n’aurait pas fait beaucoup de différence
    Et puis un miracle se produisit qui me prouva que non je n’avais jamais quitté le monde des vivants enfin pas à ma connaissance. Les deux êtres que je chérissais le plus au monde me faisaient face chacun assis à demi sur le lit dans des directions opposées.
    - Ne nous refais plus une telle peur ! Steve et David s’exclamèrent en chœur.

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