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07. La tectonique des mondes
Les yeux de Louise s’écarquillèrent de stupéfaction.
Elle dévisagea Nathanaël à la dérobée. Il était athlétique et vigoureux mais qui aurait pensé qu’un garçon aussi timide et taciturne tenait visiblement le sort du monde entre ses mains ?
« Possède t il lui aussi un reflet dans l’autre monde ? »
« Non. »
« Dans ce cas comment est il censé sauver l’autre monde ? »
« Bonne question, c’est ce que tout un chacun peut se demander à l’heure actuelle. En fait il faut qu’il procède à l’éveil et son reflet sera mis au monde. Mais pour cela il doit maîtriser son pouvoir et ses émotions afin de rentrer dans l’autre monde. »
« Attends c’est pour ça qu’il est sujet à des crises de folie ? »
« De quoi tu parles ? De qui ? Quelles crises ? »
« Excuse moi je suis juste soulagée d’avoir trouvé la réponse à certaines de mes questions. En fait pour faire court je connais bien ton frère et dieu sait combien il aimerait contrôler ses talents extra sensoriels lui aussi. Il est régulièrement sujet à des montées d’adrénaline intenses qui stimulent ses émotions et le mettent dans des situations quelque peu embarrassantes. »
« C’est un miracle que tu sois plus ou moins proche de lui comme ça tu vas pouvoir lui apporter ton aide et ton soutien quand moi je ne peux pas. »
« Sans doute mais je suis une adolescente ordinaire tu sais »
« Pas si ordinaire puisque tu discutes avec moi par télépathie depuis tout à l’heure. »
« C’est vrai »
« Dis lui que je pense à lui et que je regrette d’avoir été séparée de lui si longtemps. S’il te plaît. »
« Je le ferais, pas de soucis. »
« Allez cette fois il faut que je me déconnecte. J’espère qu’on aura l’occasion de se rencontrer en chair et en os un de ces jours. A la prochaine. »
« Oui à bientôt. »
Louise entendit un claquement lointain comme le bruit d’un téléphone qu’on raccroche.
Un sourire amical se peignit sur ses lèvres :
- Oui à bientôt, se répéta elle tout bas pour elle même.
Elle n’arrivait pas à croire ce qui lui arrivait.
Elle préféra s’en tenir à ses certitudes et ignorer l’injonction d’Esther. Elle soupira avec lassitude et se tourna vers Nathanaël :
- Tu présentes l’option art plastique pour le bac, n’est ce pas ? Suis moi je vais te montrer le chemin.
La salle dévolue aux arts plastiques était un joyeux capharnaium de matériel artistique hétéroclite, de croquis inachevés, d’installations créatives s’épanouissant dans chaque recoin.
Lorsqu’ils arrivèrent tout le monde était déjà attablé. Le professeur titulaire de l’atelier un petit bonhomme jovial du nom de Monsieur Pravda s’approcha d’eux se fendant d’un large sourire :
- Vous devez être Nathanaël Lambert jeune homme, n’est ce pas ? Ravi de vous rencontrer.
Il lui serra la mais jusqu’à lui en broyer les doigts.
Nathanaël sourit avec une grimace :
- Enchanté.
- Tu me rempliras la fiche contact pour la prochaine fois rien ne presse. Tu arrives parmi nous à point nommé, les choses sérieuses n’ont pas encore commencé. As tu déjà une idée du thème sur lequel tu veux travailler ?
- Non pas vraiment.
- Ne t’inquiètes pas l’inspiration viendra avec le temps au cours des prochains mois mais ne perds pas de vue l’objectif final qui est de présenter dix productions tous supports confondus devant l’examinateur à la fin de l’année. C’est bien je vois que tu as pensé à amener ton matériel. Va t’asseoir tu es le bienvenu parmi nous.
Louise le précéda jusqu’à la table située près de la fenêtre à laquelle elle s’installait habituellement. Elle extirpa une feuille format raisin de son sous-main et fit tournoyer un criterium entre ses doigts en avalant sa salive avec difficulté. Elle entrouvrit la fenêtre pour aérer :
- J’ai quelque chose à –
Elle resta sans voix à mi phrase lorsque son regard croisa une paire d’yeux gris mauve qui la fixaient depuis la cime du vieux chêne du parc.
Elle se leva d’un bond et fit coulisser entièrement la paroi en verre d’un geste brusque :
« Qu’est ce que c’est que ce bordel ? »
« Salut, finalement je me suis arrangée pour venir en cachette. »
« En- en cachette, comment ça ? »
Esther apparut au milieu du feuillage, les jambes nonchalamment suspendues dans le vide.
« Normalement je ne suis pas autorisée à quitter l’autre monde sans autorisation expresse de Sa Majesté. Tu m’invites ? Il fait un froid glacial par chez toi à cette période de l’année. »
« Je suis en cours ! »
« Quoi tu as peur de moi ? »
« Non- non pas du tout c’est juste que je suis avec mes camarades et que… »
« La méchante Esther va venir tous vous manger. Tu ne perds rien pour attendre. »
Une fois de plus Esther raccrocha avant que Louise émette une quelconque objection.
Louise pinça les lèvres avec exaspération et claqua la fenêtre d’un mouvement sec.
- Où allez vous Mademoiselle de Servian ? s’enquit Monsieur Pravda.
- J’en ai pour une minute.
Elle se leva et s’approcha de la porte. Au moment où elle allait tourner la poignée le battant lui explosa littéralement au visage.
L’assemblée se figea, interloquée.
Le temps s’arrêta, flottant en suspension.
A la toute fin Louise faisait face à Esther qui se tenait debout campée dans l’embrasure, des traînées de fumée au bout des doigts :
- Furieuse de me voir ?
Louise recula d’un pas, les yeux écarquillés :
- Tu- tu viens juste de réduire la porte en cendres et tu fais comme si de rien n’était ?
- Peu importe je vais devoir effacer la mémoire de tous les témoins impliqués d’une manière ou d’une autre avant de m’en aller.
Esther releva la manche de sa robe révélant un sceau magique dessiné sur le dos de sa main gauche. Elle l’activa d’une injonction par la pensée. Il se colora de rouge du plus clair au plus foncé. L’air claqua violemment et le temps reprit son cours habituel.
Louise tourna la poignée et sortit dans le couloir.
Personne.
La salle de cours était intacte comme elle l’avait toujours été.
Louise eut bien du mal à se concentrer sur sa recherche de projet ensuite.
Troublée elle dessina des choses et des personnages au hasard, incapable de se focaliser sur une thématique en particulier.
L’étrange expérience mentale qu’elle vivait depuis l’aventure du CDI était rationnalisée en psychologie comme maladie mentale profonde.
Une angoisse sourde lui étreignait l’estomac. Entre rêve et réalité le plus apaisant était de se fier à la réalité mais la réalité elle même lui jouait des tours. Donc en quelle réalité devait elle croire pour maîtriser ses sens ?
Elle regarda Nathanaël à la dérobée. Ses cheveux ondulant le long de ses épaules au gré de ses mouvements de tête. Son front plissé en quête d’inspiration. Ses yeux suivant le tracé du crayon à la surface du papier. Ses mains effilées croisées sous le menton en pleine réflexion intérieure sur la marche à suivre pour atteindre au mieux son objectif.
Il releva la tête lorsqu’il réalisa qu’elle le couvait du regard et lui sourit :
- Tu n’as pas l’air inspirée, as tu besoin d’aide ?
Une question posée sur un ton amical et Louise ne se voyait pas refuser sa proposition.
Seulement elle posa son criterium et sourit à son tour :
- L’irréelle réalité, n’est ce pas un sujet idéal pour mon futur projet ?
Elle découpa une portion de papier raisin et croqua rapidement le portrait d’Esther :
- Imagine un instant que chaque personne perçoive la réalité différemment, il n’y a plus de vrai, de faux seule la question de la perception demeure.
Nous vivons dans ce monde mais que trouve t on de l’autre côté du miroir ? Un reflet de nous même qui nous dépeint tel qu’on est ou qu’on aimerait être.
Et si, derrière chaque miroir se trouvait un monde parallèle que ferait on si on rencontrait notre reflet en chair et en os ? Est ce un effet d’infraction de notre conscience, de notre moi profond ? Toutes ces questions je me les pose et je suppose qu’il n’existe pas une réponse sensée qui puisse répondre à mes doutes et mes craintes. Voilà à quoi je pense, au plus profond de moi.
Assise sur le toit de l’école dans la position du lotus, Esther sourit en son for intérieur en entendant ces mots. Elle s’étira et s’allongea sur le dos pour contempler le ciel insouciamment.
C’était sans compter sur l’ombre qui prit forme à son insu à ses côtés.
Le stylo de Louise dérapa. Sa main bougea toute seule écrivant en lettres capitales : « J’AI BESOIN D’AIDE ». Elle resta immobile hésitante puis ajouta : « SIGNÉ ESTHER ».
C’en était trop. Terrorisée Louise se leva d’un bond et déchira son croquis qu’elle jeta prestement dans la corbeille à papiers.
Quelques uns de ses camarades parmi les plus curieux se retournèrent avides de savoir ce qui se passait de si intriguant.
Louise ressentit soudain une vive douleur. Elle baissa les yeux et regarda la paume de sa main. Une goutte de sang coula le long de son poignet dessinant les contours déformés d’une fleur fanée.
Elle déglutit pour masquer son dégoût et son inquiétude.
- Je me suis coupée en manipulant mes papiers, mentit elle délibérément pour rassurer les esprits.
Elle essuya le sang à l’aide d’un mouchoir mais le saignement ne s’arrêta pas pour autant.
- Monsieur Lambert veuillez accompagner Mademoiselle de Servian à l’infirmerie je vous prie.
Nathanaël s’exécuta sans délai :
- Viens Louise. Ne t’inquiètes pas pour autant ce n’est qu’une petite coupure qui a beaucoup saigné. Tu n’as rien à craindre crois moi.
« J’aimerais bien » pensa Louise mais elle ne fit aucun commentaire.
Le ciel se teintait de bleu sombre mais la nuit ne tombait pas encore lorsqu’ils traversèrent la cour. A mi chemin Louise s’immobilisa, sujette à un mauvais pressentiment.
Le vent s’était arrêté. Le silence était total. Elle fit volte face et sonda la pénombre du parc du regard. Le vieux chêne se trouvait exactement à l’arrière du bâtiment des arts si sa mémoire ne lui faisait pas défaut.
- Où vas tu ? demanda Nathanaël en courant derrière elle.
- Contente toi de me suivre !
Ils firent halte au pied du vieux chêne. L’intuition de Louise avait été bonne : le portail vers l’autre monde se trouvait juste entre ces feuillages, ces branches et ce tronc mousseux.
Elle plaça sa paume contre le tronc pour en ressentir la pulsation vitale.
Son cœur se calqua sur la respiration du géant végétal.
Bientôt ils ne firent plus qu’un.
Elle ouvrit les yeux. Au premier abord, au premier regard rien n’avait changé.
Mais elle comprit que quelque chose n’allait pas en constatant que l’espace terrestre autour d’elle était inversé. Ce qui était écrit se lisait désormais à l’envers, ce qui se voyait était la symétrie parfaite du monde qui lui était familier.
Elle venait de franchir le passage vers l’autre monde.
Cependant Nathanaël n’avait pas encore effectué la traversée. Il regardait autour de lui, hébété à l’idée que Louise se soit volatilisée.
C’était comme si une épaisse vitre les séparait. D’un côté comme de l’autre aucun ne pouvait rentrer en contact avec l’autre ceci lié directement à la compostions magique de la paroi qui séparait la réalité de l’autre monde.
Louise eut crainte que toute sortie soit définitive et de ce fait l’empêchât de courir au secours d’Esther.
Elle posa la main sur le tronc pour lui indiquer la marche à suivre.
« Si quelqu’un m’entend, à l’aide ! »
La voix d’Esther prononça en écho sous le crâne de Louise.
Celle ci sursauta et se retourna. La forêt était plongée dans l’obscurité.
Une paire d’yeux écarlates étincela parmi les ombres.
« Esther nous venons te sauver ! »
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