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06. Des choses pas très normales
Monsieur Romulus avait réservé le CDI de seize heures à dix sept heures afin d’aider ses élèves à préparer les exposés. Au moment de faire l’appel lorsque tout le monde fut attablé la bibliothécaire se leva pour faire une annonce, le classeur à la main :
- Avant de commencer j’ai besoin de savoir qui est le propriétaire de ce classeur. Il serait aimable de se manifester car je souhaite le lui remettre en mains propres, par précaution.
Les élèves se dévisagèrent curieux de savoir ce qu’il contenait de si précieux et de si confidentiel.
La bibliothécaire soupira :
- Si c’est l’un d’entre vous je dois dire qu’il est mature pour son âge pour se lancer dans l’écriture d’un roman.
A ce propos j’aurais une proposition intéressante à lui soumettre.
Monsieur Romulus tendit la main pour prendre le classeur. Il le feuilleta brièvement. L’assemblée retint son souffle.
Il esquissa un sourire moqueur :
- C’est bien écrit mais le style est ampoulé et mièvre. : ressentir autant le vécu de l’auteur met mal à l’aise. C’est mon avis mais je ne pense pas que ce manuscrit serait éligible pour le concours d’écriture de cette année.
Assis à la table de Louise et Geoffroy Nathanaël aurait voulu rentrer sous terre. « Espèce d’imbécile ! » se sermonna t il intérieurement.
Monsieur Romulus tenait le manuscrit à bout de bras :
- Il n’y a pas de nom donc je vais être obligé de le laisser dans la caisse des objets trouvés. Ce serait dommage s’il tombait entre de mauvaises mains.
Bien puisque personne ne réagit j’en déduis que nous pouvons passer à autre chose. Je vais faire l’appel…
Une main tremblante se leva. Tous les regards se tournèrent vers Nathanaël qui avait les joues écarlates :
- Encore vous Lambert ? Avez vous quoi que ce soit à objecter ?
- Le- le classeur … c’est à dire … pourrais je le récupérer ?
- Tiens donc alors c’était vous ! Laissez moi vous donner un conseil : vous pouvez tout jeter il ne vous reste plus qu’à tout recommencer depuis la première page.
Le classeur passa de main en main avant d’être rendu à Nathanaël qui le fourra prestement dans son sac, le visage en feu.
Des ricanements et des moqueries fusèrent. Nathanaël déglutit et inspira profondément pour maîtriser ses émotions. Il ne devait plus se laisser submerger sinon qui sait ce qu’il pourrait advenir.
Les rires lui écorchaient les tympans, il avait envie de lâcher la bride mais se contraignit à feindre l’indifférence. Son cœur lui criait de pleurer afin de relâcher la pression qui l’opprimait mais il serra les dents pour endurer la douleur.
Sa tension augmenta dangereusement. Louise ne pouvait rien faire ni pour le réconforter ni le consoler à moins d’être à son tour la cible de la risée générale.
Elle se demanda pourquoi il ne se défendait pas : son calvaire n’allait qu’empirer s’il se comportait en victime.
Qui était cette Esther pour qui il était prêt à subir les plus douloureux supplices uniquement pour la retrouver ?
Si elle était réellement une sœur présumée disparue depuis des années, il ne l’avait pas connue et ne la connaîtrait sans doute jamais. Elle se demanda quels parents, même en instance de divorce, avaient été capables d’infliger à leur fils une séparation source autant de souffrances terribles que de regrets atroces.
Rien au monde n’aurait su justifier un tel acte si bien qu’elle se surprit à ressentir de la compassion à son égard.
Il lui sembla qu’il était un enfant aux yeux d’adulte. Il porta son attention sur le revêtement en formica de la table devant lui afin de ne pas croiser le regard de ses camarades.
Cela mit profondément Louise en colère même si elle aurait donné tout l’or du monde pour ne pas le montrer. C’était dans les règles de l’art une humiliation publique provoquée par Monsieur Romulus en personne. Et quiconque n’aurait osé s’en scandaliser ouvertement.
Louise avait peur. La plupart du temps cela pouvait être pour des motifs de ce registre que des lycéens décidaient tout à coup de se suicider, du jour au lendemain sans préavis.
Or si ses camarades nourrissaient un certain mépris à l’égard de Nathanaël elle avait appris à l’aimer et commençait tout juste à l’apprécier. Par conséquent elle se retrouva partagée entre deux alternatives : soit se ranger du côté de ses camarades et mener la vie dure à Nathanaël soit prendre la défense de celui ci au mépris des rumeurs malveillantes qui ne manqueraient pas de s’ensuivre. Dans tous les cas en tant que déléguée de classe il fallait choisir et vite si possible.
« -Suis ton cœur et ton instinct te dictera comment agir. »
La voix prononça au plus profond d’elle-même.
Louise sursauta. Si elle-même commençait à entendre des voix c’était la fin des haricots !
« Fais moi confiance il ne t’arrivera rien si tu suis mes recommandations. Contente toi de me répondre par la pensée. »
« Comme cela te… vous sied. Au fait qui êtes vous ? »
« Je suis toi et tu es moi. Cessons les formalités tu peux me tutoyer. »
« Serais tu en quelque sorte ma conscience ou mon subconscient ? »
« En quelque sorte mais je préfère considérer les choses autrement. Je suis ton reflet dans l’autre monde pour être exacte. »
« Ah bon ? Et pourquoi tu daignes me contacter seulement maintenant si tel est le cas ? »
« Va savoir. Pourtant la connexion a eu étonnamment du mal à s’établir et je ne sais pas exactement quel message je dois te délivrer. »
« C’est une blague, n’est ce pas ? Pour qui tu me fais passer là maintenant ? Je suis censée être en cours d’histoire à l’heure actuelle. »
« Ne m’en veux pas c’est pas par plaisir que je fais tout ça, on m’a missionnée pour établir le contact avec toi ! »
« Si tu es moi et que je suis toi cela ne devrait pas poser problème. »
« C’était la manière la plus simple et la plus rapide d’expliquer la situation. La réalité est beaucoup et de loin plus complexe. »
« Et si je décide de te croire, admettons que ton histoire soit vraie j’aimerais pouvoir t’appeler par ton nom. Moi c’est Louise, Louise De Servian. Enchantée de rencontrer ma propre conscience. »
« Tu as la tête bien faite mais tu comprends lentement tout ce qui touche de près ou de loin au surnaturel Louise. Salutations appelle moi Esther, Esther Lambert. »
- Qu- qu- quoi ? Louise hurla en clignant des yeux, ahurie.
- Je vous ai seulement demandé de penser à rapporter le cahier de textes au bureau des élèves après les cours, Monsieur Romulus commenta en la fixant d’un air perplexe.
- Ah… oups… je- je suis revenue à la réalité n’est ce pas ou est ce une illusion ? balbutia Louise en promenant un regard halluciné sur le CDI.
- De quoi parlez vous Mademoiselle de Servian ? Je ne crois pas que les cuistots ont concocté une salade aux champignons hallucinogènes ce midi.
Quelques éclats de rires étouffés accueillirent ce bon mot. Louise quand à elle déglutit :
- Rien ce n’est vraiment rien, sans doute une absence.
- Vous avez souvent des absences en ce moment.
- Vous feriez moins le plaisantin si vous étiez à ma place professeur.
- Je vous demande pardon ?
- Le fou est celui qui ne se fie qu’à lui même.
- Vous êtes devenue folle ?
- Peut être. Peut être pas mais tout dépend du point de vue d’où vous jugez la situation. La raison n’explique pas tout.
Louise s’entendait parler mais c’était comme si ce n’était pas sa voix, la voix de quelqu’un d’autre qui s’exprimait en son nom.
Une violente migraine lui cisaillait le crâne à s’en taper la tête contre les murs jusqu’à ce que la douleur cesse. Si jamais elle devait encore avoir affaire à Esther la guerre était définitivement déclarée pour l’avoir ridiculisée en public de la sorte.
Un gloussement incontrôlé résonna derrière ses tympans. Elle capta l’espace d’un instant l’éclat d’une chevelure d’argent.
Elle se composa un sourire enjoué pour rassurer Geoffroy sur sa santé mentale. Quant à lui Nathanaël la dévisagea du coin de l’œil par dessus la couverture d’un livre d’histoire de l’art.
La douleur s’amenuisa à mesure que le temps passait et bientôt la sonnerie retentit comme une délivrance.
Cependant dès lors que tous eurent rangé leurs affaires et quitté le CDI Louise retint Nathanaël pat le bras :
- Chose promise chose due, je veux tout savoir sans détour sans omission à propos d’Esther.
- Tu en sais à peu près autant que moi, je ne l’ai pratiquement pas connue étant plus jeune. Et puis mes parents ne se sont pas étendus sur le sujet …
- Nat tu m’énerves quand tu te comportes comme un irresponsable. C’est un cas de force majeure : mais qui est Esther Lambert ?
- Mais à quoi ça va t’avancer de savoir tout ça ? Je te l’ai déjà dit ce sont mes problèmes !
- Et je te répète que tes problèmes sont mes problèmes !
- Louise je t’en prie …
- Tu auras beau me supplier même à genoux si nécessaire non je veux savoir la vérité ! Ici et maintenant !
« - La tempérance est signe de vertu. »
- Qui que tu soit va reposer en paix dans l’autre monde et ne t’immisce plus dans ma conscience comme dans un moulin !
« - C’est du joli je t’ai pourtant recommandé de penser ce que tu souhaites me répondre. Le fait est maintenant laquelle de nous deux va se retrouver la première dans le pétrin ? Parce que d’un côté si je ne délivre pas mon message à temps je vais finir saucissonnée en atomes de l’autre si tu ne te décides pas à admettre l’impossible possible tu vas te damner à force de chercher une explication rationnelle aux phénomènes paranormaux qui surviennent dans ton existence de temps à autre. »
« Parfait marché conclu je vais délivrer ton message. De quoi s’agit il ? »
« Tu en seras le destinataire indirect étant donné que je peux uniquement capter ta fréquence et non celle du principal intéressé. Trouve un dénommé Nathanaël en l’occurrence mon frère et dis lui que le monde a besoin de lui. »
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